boucle 2 #04 l Michel ou le mépris l Natacha Devie

C’est l’histoire de Michel Dubouch qui attend, tapi dans l’ombre, avec sa carabine. Il attend de tuer, si tu veux savoir. Il attend de tuer et moi, j’attends de comprendre. Il y a quelques heures, le portier lui a refusé l’entrée de Can Camaou, la boîte de nuit de Prats de Mollo. D’accord, c’est énervant. Se faire refouler comme un malpropre devant les copains, il y a de quoi te filer des envies de meurtre, je te l’accorde. Mais là, ça fait de heures qu’il attend, Michel, et avant d’attendre il a eu le temps de faire l’aller-retour à la ferme du Bouch pour chercher sa carabine, revenir au point de départ et identifier le coin idoine où se les peuler discrètement jusqu’à l’aube. Il doit lui en passer, des choses, dans la tête, pendant les centaines de minutes qui s’écoulent. Ou bien: tout son être dans l’attente. Que rien ne vienne s’interposer entre lui et le but qu’il s’est fixé.

Pendant qu’il attend et qu’il ne pense à rien, ou à ce salaud de portier arrogant, ou à sa vie de merde, ou à des choses qui ne regardent que lui, moi, je t’emmène faire un petit tour du côté des Dubouch, Peut-être que cette promenade m’éclaircira les idées, peut-être qu’à défaut de comprendre ce que ce pauvre type fout là, je comprendrai un tout petit peu mieux pourquoi en le voyant là tapi dans l’ombre j’ai tellement envie de pleurer.

C’est l’histoire d’une famille de paysans dont je ne sais rien, ou presque. Enfant, pourtant, j’étais fascinée par « les Dubouch ». En vrai, ils ne s’appelaient pas les Dubouch, mais je n’ai jamais entendu personne les appeler autrement. Il faudrait dire : ceux de la ferme du Bouch, mais je continuerai à les appeler les Dubouch parce que c’est comme ça qu’ils résonnent en moi. Les Dubouch, donc, vivaient à quelques kilomètres de Prats de Mollo : le père, la mère Dubouch, les deux (trois?) frères et les deux sœurs Henriette et ?.

Ceux du Bouch, les gens du village les prenaient un peu pour des arriérés. Le père, alcoolique fini, mort sur sa mobylette, complètement bourré. La mère, on la rencontrait, mes parents, ma soeur et moi, le jour où on se réunissait pour tuer le cochon à Can Joanic. Elle gueulait toute la journée en remplissant les boyaux, non qu’elle ait été en colère : c’était sa manière de s’exprimer. Pas vraiment hors cadre, juste une tonalité au dessus… Il y avait la grande sœur, courte, bourrue, du genre pas commode. Ensuite venait Joseph, qui s’est marié avec Thérèse Puig, de Can Peret. Thérèse, dont la grande sœur avait fini sous les coups de fusil de son mari, un brave paysan alcoolique et malheureux. Thérèse, que je ne me rappelle que muette, et un peu zinzin : un coma éthylique trop prolongé, aux dommages irréversibles. La petite sœur Dubouch, Georgette, allait à l’école avec nous, mais nous ne la connaissions pas : elle avait quelques années de plus que nous.

Ce dont je me souviens le mieux, c’est ce je-ne-sais-quoi de sombre et de mystérieux quand Maman évoquait les Dubouch. Mon imagination se figurait la ferme du Bouch comme un lieu un peu surnaturel, avec ses hommes presque primitifs, alcooliques et menaçants, leur virilité brute, avec ses femmes guère plus civilisées, à la fois fortes femmes à qui on ne la fait pas et victimes de choses obscures et terrifiantes que je ne me représentais pas… J’ai visité un jour la ferme, sans doute avec mes parents, et les seules choses dont je me souvienne, ce sont ces scènes terribles que chaque recoin faisait naître en moi, quoique le mot « scène » ne convienne pas, puisque je ne visualisais rien, je me laissais envahir par des choses sans forme, une violence diffuse, du fond des âges.

Michel est toujours caché dans son fourré, et me voilà embarquée dans un exercice de contextualisation que je ne maîtrise absolument pas. Je mélange tout. Ces fantasmes d’enfant que je viens d’évoquer sont forcément teintés par ce qui s’est passé la nuit de Can Camaou. Autrement dit, mon vrai sujet, ce n’est pas les Dubouch, c’est moi. Moi et mes fantasmes. Je brode, je me balade dans le temps, dans cette histoire qui n’est pas un divertissement et n’a pas à le devenir parce qu’elle est tragique et le tragique, ça se respecte. Et puis je lui dois ça, à Michel Dubouch. Quelque chose comme de la fidélité à ce qui a été. De l’honnêteté, à tout le moins.

Michel, donc. Je ne sais rien de lui non plus, ou presque. Je l’ai connu petite mais je ne m’en souviens pas. On le voyait à la ferme du Riou, il venait comme mes parents donner des coups de main pour les foins, le cochon, les grands travaux. Maman disait qu’il était différent des autres Du Bouch. Elle dit : « Il était tellement gentil ». Maman a toujours l’air émue quand elle parle de lui.

Au moment qui nous intéresse, il n’était plus si jeune, la trentaine bien tassée, mais toujours célibataire, toujours au Bouch : les paysans, les femmes n’en voulaient pas, ou en désespoir de cause. Une vie à trimer de l’aube à la nuit, les pieds dans la merde de vache, non merci.

Michel se les gèle ferme dans son buisson et moi je m’enfonce et je m’agasse. Je ne suis pas à la hauteur. Je voudrais avoir le talent d’Annie Ernaux et écrire pour « venger sa race ». Mon impuissance me flingue, pardon pour l’allusion pourrie, mais j’ai commencé et j’irai jusqu’au bout.

Maintenant, je vais te raconter quelque chose d’important. Une fois l’an, Michel était hissé au firmament pratéen : il devenait l’Ours. Il n’était pas le seul ; ils étaient deux ou trois chaque année, pour la fête de l’ours, mais Michel, avec son masque de suie et sa peau de bête, était le plus impressionnant de tous. Une équipe d’Antenne 2 était venue filmer les festivités, et avait fait de Michel le héros du documentaire. Il électrisait la foule, il était terrifiant et magnifique. Bestial et magnétique.. On se pressait autour de lui en masses sur-excitées, les hommes provocants mais sur leurs gardes, les femmes frissonnantes, fuyant et cherchant son regard, ah ! Ce regard qui errait sur la foule, soudain s’arrêtait sur l’une d’elles, cet instant d’immobilité, celle qui se sait choisie se retourne et court, freinée par les corps, hurle de terreur et de délice jusqu’à ce que la bête se rue sur elle, se roule avec elle sur le goudron dans un cri terrible, jusqu’à ce que la proie cesse de lutter et laisse les mains de l’ours enduire son visage, ses cheveux, ses habits, d’un mélange poisseux d’huile et de suie. Quand elle se relève, noire, glorieuse, comme elle est femme, comme j’aimerais être à sa place, moi qui suis trop jeune pour intéresser les ours.

Michel se tient prêt. L’aube frémit, bientôt le dernier fêtard quittera Can Camaou, le temps se raréfie entre le guetteur et sa proie, moi aussi je m’approche de toi, Michel Dubouch. J’avance vers toi, je te vois de plus en plus distinctement, sur ton visage d’ultimes souvenirs de cette suie grasse qui faisaient ton regard de feu, ton regard de fou, j’entends autour de toi les derniers échos des hourras de la foule, foule dont tu étais le Dieu. Divinité de ténèbres, divinité sauvage et pulsionnelle, divinité de passions inavouables, mais divinité vraiment. Tous ceux que tu touchais ce jour-là exhibaient ta marque comme une élection, les filles rêvaient de toi, les hommes rêvaient d’être toi, mais déjà une nuit avait passé et déjà tu n’étais plus que toi, Michel Dubouch, paysan de son état, condamné au cul des vaches, à la solitude et au mépris. Tellement bouseux qu’on te refuse l’entrée des discothèques.

L’aube se lève, Can Camaou s’est vidé et le portier vit son dernier instant : une balle dans la poitrine.

Toi, Michel, tu te lèves, le genou endolori, tu ranges ta carabine dans le coffre de ta voiture, et tu vas te coucher, le devoir accompli.

*

Ce dernier détail, je la tiens de mon père. Ça fait une semaine que je bassine ma mère avec Michel Dubouch, elle a fouillé sa mémoire, a répondu à mes questions comme elle pouvait, a lu mon premier jet, n’a pas aimé, « Ça part dans tous les sens, on ne s’y retrouve pas… et puis ça fait remonter des choses », me dit-elle. Aussi « Si les gens de Prats venaient à apprendre ce que tu dis d’eux ? »
Bref, les émotions montent, et mon père se tait. Un matin, sans prévenir : « Tu sais ce qu’il a fait, Michel, après avoir tué le portier ? Il est allé se coucher. Les gendarmes l’ont cueilli au lit. Tranquille, le gars. Le devoir accompli ». Plus tard : « Quand il a tiré sur ce type qui l’avait jeté comme un malpropre, ce n’est pas seulement son honneur qu’il a vengé, c’est celui de tous ceux de son espèce qu’on a traités toute leur vie comme des bouseux ». Papa possède cet art, qu’il utilise au compte goutte, de la formule qui fait mouche.
Il me parle de ces paysans nés dans un monde qui les méprise et bientôt n’aura plus besoin d’eux, derniers locuteurs d’une langue que la République a piétinée, et qui triment « de sol a sol » comme on dit en catalan : tant que le soleil te permet de voir tes pieds, dirait-on plus lourdement en français. Seuls exutoires : la picole, et la chasse. Tous chasseurs, de père en fils, donc pas une ferme sans sa carabine à portée de main, à portée de cuite. À portée de colère ou de désespoir.

Voilà. Je sens que je n’ai pas grand-chose à ajouter. Depuis que j’ai entrepris ce récit, je vis avec l’ombre de Michel Dubouch. Autant que les racines de son acte, j’essaie de comprendre la profonde et déraisonnable tristesse qui me lie à cet homme que je n’ai pas connu. J’essaie de comprendre, aussi – l’honnêteté me force à le dire – ma fascination. Et juste à côté, l’indifférence pour le pauvre type assassiné. Sans doute un gars d’une ville en aval, car je n’ai jamais entendu prononcer son nom. Simple pion dans cette histoire, il n’occupe même pas la place de la victime. Dans mon esprit, il n’est qu’un instrument du destin. Personnification du mépris qui écrasait ceux de l’espèce de Michel Dubouch. Que je ne connaisse rien des circonstances dans lesquelles il a refusé à ce dernier l’entrée de la discothèque ne change rien à l’affaire. Cela fait trop longtemps que j’ai fait de cette histoire un archétype. Les êtres de chair qui l’ont vécue sont muets pour toujours et c’est moi qui parle pour eux, injuste et toute-puissante. Je me sers d’eux pour régler mes comptes. Je fais de Michel Dubouch le vengeur de sa race… et, plus confusément, de la mienne : les ratés, les méprisés. Je le regarde attendre, tapi dans l’ombre, le moment propice, et tirer froidement, en plein cœur, non d’un jeune homme de chair et de sang, avec sa vie, ses rêves, ses peurs et ses amours, non, tirer en plein cœur du Mépris, et je n’y peux rien, je ne peux pas l’ignorer, je suis grisée…

Il m’en a coûté et j’ai reculé de nombreuses fois avant d’oser écrire ce mot, et je ne suis toujours pas sûre qu’il soit légitime de l’écrire, même au nom de l’honnêteté : un homme innocent est mort, un homme dont je sacrifie l’humanité sur l’autel de la métaphore.

J’aurais dû m’en douter : il était trop tôt pour ouvrir cette porte : trop de ténèbres, trop de démons et trop peu d’armes pour y faire face. On ne tue pas le mépris avec un carabine. Juste un pauvre gars, mort pour que dalle au petit jour, et massacré derechef par un texte qui mélange tout.

4 commentaires à propos de “boucle 2 #04 l Michel ou le mépris l Natacha Devie”

  1. L’ombre de Michel Dubouch s’est accrochée à mon paletot et elle va me suivre toute la journée. Merci pour cette histoire soufflée à l’oreille sur le ton de la confidence et non, ton écriture n’a pas massacré la victime une seconde fois. Tout au contraire.

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