Avertissement : suite à l’insistance de ma maman, et non sans humeur, j’ai modifié la plupart des noms, et arrondi quelques angles
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D’abord, les personnages secondaires de cette histoire : nous, les Devie, c’est à dire Pierre, Agnès et leurs jumelles : Karine et Natacha. Nous habitions à l’époque des faits un très vieux mas à sept sinueux kilomètres de Prats de Mollo, village pyrénéen situé près de la frontière espagnole. Nous étions donc un peu à part, de même que les Dubouch, les vrais héros de mon histoire (patience, je m’échauffe…), mais la ressemblance s’arrête là. Mes parents étaient triplement à part : ils vivaient à l’écart du village, ils étaient néo-ruraux, et ils étaient céramistes. Au village, on racontait qu’ils s’étaient installés là pour faire du trafic de drogue entre l’Espagne et Paris, où ils montaient tous les ans vendre leurs créations, mais dans les fermes alentour, on les connaissait comme des gens simples et travailleurs, qui ne demandaient qu’à s’intégrer et prenaient soin de leurs terres. D’aussi loin que je me souvienne, il y a les veillées dans les fermes voisines, il y a Pierre du Riou qui apprend le travail de la terre à mon père, emmène les brebis en montagne avec ma mère, il y a sa femme Félicie qui nous promène dans sa brouette et nous fait d’affreux bisous collants en nous serrant contre son énorme poitrine, il y a les foins en commun, le cochon, l’entraide, donc, et l’amitié, parfois.
Karine, ma sœur et moi, allions à l’école du village. Les parents des copains nous appelaient « les filles des potiers ».
Mais je n’en raconterai pas plus, parce que les Dubouch attendent.
J’étais fascinée par les Dubouch. En vrai, ils ne s’appelaient pas les Dubouch, mais je n’ai jamais entendu personne les appeler autrement. Il faudrait dire : ceux de la ferme du Bouch, mais je continuerai à les appeler les Dubouch parce que c’est comme ça qu’ils résonnent en moi, et vous allez voir, cette histoire est pour beaucoup une histoire de résonance. Les Dubouch, donc, vivaient à quelques kilomètres de Prats de Mollo : le père, la mère Dubouch, les deux (trois?) frères et les deux sœurs Henriette et ?. Beaucoup de trous dans le puzzle. Ce dont je me souviens le mieux, c’est de ce je-ne-sais-quoi de sombre et de mystérieux, au bord de l’excitant, quand Maman parlait des Dubouch, des papillons dans le ventre que provoquait (provoque) leur évocation, tout particulièrement celle de Michel Dubouch. Je me figurais le Bouch comme un lieu un peu surnaturel, avec ses hommes presque primitifs, alcooliques et terribles, leur virilité brute et menaçante, avec ses femmes guère plus civilisées, à la fois fortes femmes à qui on ne la fait pas et victimes de choses obscures et terrifiantes que je ne me représentais pas et que leur feraient subir le père, peut-être un frère… J’ai visité un jour la ferme, sans doute avec mes parents, et la seule chose dont je me souvienne, ce sont les scènes terribles que chaque recoin faisait naître en moi, quoique le mot « scène » ne convienne pas, puisque je ne visualisais rien, je me laissais envahir par des choses sans forme, une violence diffuse, du fond des âges.
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Tout cela est bien beau (si j’ose dire), mais ne suffit pas à faire un portrait de famille. Je téléphone donc à ma mère :
« Maman, pourquoi tu parlais toujours des Dubouch comme si c’était une famille, comment dire, à part ? »
« C’est vrai qu’ils étaient… spéciaux. Les gens du village les prenaient un peu pour des arriérés. Le père était un alcoolique fini, il est mort d’un accident de mobylette, complètement bourré, quelques années avant le drame. La mère était particulière aussi. On la côtoyait, Pierre et moi, le jour du cochon, elle faisait un de ces barouf en remplissant les boyaux ! Ah, ça, elle mettait de l’ambiance ! Elle parlait très fort, une sacrée bonne femme… Brave, aussi, mais, comment dire, brut de décoffrage… Il y avait la grande sœur, que j’ai peu connue, trapue, bourrue, du genre pas commode. Ensuite venait Joseph, qui s’est marié avec Thérèse Puig, (une sacré famille aussi, les Puig, le père limite jobard, la mère un peu simple, la grande sœur Marie morte assassinée…). Bref, Joseph et Thérèse se sont installés à Prats. Thérèse a rapidement sombré dans l’alcool, elle a fait un coma et n’a plus jamais parlé. La petite sœur Dubouch, Georgette, n’a pas eu de chance non plus : elle a dû quitter le village, elle était devenue une pestiférée après le drame, tout le monde lui rappelait ce qu’avait fait son frère Michel…
Michel Dubouch, le plus gentil. Michel, il était lumineux. C’était quelqu’un… comment dire… Il attirait. Oui, c’était quelqu’un qui attirait. On le rencontrait surtout chez Pierre et Félicie, au Riou, il venait donner des coups de main. Ça faisait toujours plaisir de le voir, Michel et son beau sourire. On le rencontrait aussi chez François Soler, son grand copain de chasse. Tu te souviens de François ? Au village, on le prenait un peu pour un simplet, le gars qui n’a connu que la ferme, mal dégrossi, quasi analphabète, porté sur le litron…Un brave gars, pourtant. Toujours prêt à rendre service. Il refusait de manger ses brebis, ça lui faisait trop de peine. Le gars au bon cœur, quoi. Malheureusement, il a tout perdu avec la fièvre aphteuse, alors, si tu ajoutes l’alcool, et puis ce tempérament sanguin qu’il avait… Bref, comme tu le sais, il a tué sa femme, Marie, la sœur de Thérèse Puig, d’un coup de carabine, devant les deux petites… Tiens, de penser à cette histoire, j’en ai perdu le fil. Michel, donc.
Michel, comme le reste de sa famille, comme François Soler, comme la plupart des derniers représentants de ces longues lignées de paysans qui ont disparu aujourd’hui, on le regardait un peu de haut, au village. Pourtant, quand on le connaissait, on savait qu’il était spécial, mais pas dans le mauvais sens du terme. C’est sa gentillesse qui était spéciale. Une fois par an, il était la star, à la fête de l’ours. Tu te souviens, être choisi pour faire l’ours, à Prats, c’était quelque chose… ça te donnait une sacrée aura…Et puis Michel, avec son masque de suie et sa peau de bête, c’était le plus impressionnant de tous. Le plus sauvage, il électrisait la foule ».
(Ici, il faudrait que j’aie la place de t’expliquer vraiment, cher lecteur, la fête de l’ours, sinon il te manque un élément pour comprendre Michel Dubouch, pour comprendre ma fascination pour Michel Dubouch, pour comprendre toute cette histoire. Il faudrait que je te raconte ce que c’est pour les pratéens, la fête de l’ours (à ne surtout pas confondre avec la fête de l’ours d’Arles sur Tech, le village voisin, co-lauréat du patrimoine immatériel de l’humanité, avec son ridicule nounours sensément terrifiant, pathétique, ça, oui. The real thing, le grand frisson, c’est l’ours de Prats). Bref, une histoire drôlement intéressante, et puis pas du tout hors sujet, mais la vérité, c’est que c’est drôlement difficile à raconter : la fête de l’ours, ça se vit, ça se sent, ça ne rentre pas dans du blabla littéraire, et rien à voir avec du folklore pour touristes, ça te retourne les tripes pour la vie. Mais je ne crois pas que je sais raconter ça, et puis ce n’est pas le moment).
« Une année, poursuit Maman, une équipe de l’antenne nationale d’FR3 est venue faire un reportage sur la fête de l’ours et ils ont mis le focus sur Michel Dubouch. L’équipe de tournage est même montée à la ferme filmer les Dubouch dans leur quotidien. Bref, je crois que Michel, tout ça, ça lui est monté à la tête. Un soir, il a voulu aller danser à Can Camaou, le portier lui a refusé l’entrée. Michel, il a pas supporté. Il est rentré chez lui et il est revenu avec son fusil de chasse. Il a attendu caché dans les buissons plusieurs heures jusqu’à ce que le dernier client ait quitté la boîte de nuit, et quand le portier est sorti, il lui a tiré dessus, en pleine la poitrine ».
Voilà. C’était l’histoire de Michel Dubouch, sombre héro de mon enfance.
Vient le moment de me poser la question suivante : quelles traces a laissées Michel Dubouch sur mon impressionnable esprit d’enfant ? Je dirais : la trace de l’indécidable, la marque du trouble. L’histoire de Michel Dubouch (et celle de son ami François Soler), c’est l’apprentissage par un être en formation de cette chose très importante : on ne peut pas connaître les gens. Et puis ceci : juger un acte en l’isolant, c’est comme vouloir saisir un grain de sable avec un gant de boxe. Un, ça ne marche pas et deux, c’est ridicule.
Pour finir, Michel et François, ils m’ont légué un autre cadeau : la tendresse, mélancolique et persistante, pour nous les humains, qui voudrions tellement, et n’y arrivons pas.