Table des matières
2 – Histoire de mes librairies
Ranger sa bibliothèque
Passer de la grande bibliothèque à la bibliothèque minimaliste : chercher le livre qui serait le livre point de départ, le livre-tout qui serait le fil qu’on tirerait pour dérouler la bobine, le livre totem, celui autour duquel tout est impossible : inventer le titre : le livre de tous les possibles. Tire la bobinette et la chevillette chèrera. Le Livre magique, le livre de l’Etre quel est-il ? Il n’est pas défini : c’est le livre que tu arrêtes de lire parce qu’il dit au-delà de toi, tu le ranges. Les ranger : tu penses à l’ordre : un jour tu essayes : la poésie d’un côté, le reste de l’autre, et puis plusieurs ordres, les auteurs que je ne connais pas, les livres non lus, les livres d’art, les récits d’aventure ou de voyage, les livres surprenants : essayer ces ordres, aucun ne convient j’ai fait une liste des différents ordre possibles : alphabétiques, alphabétiques par édition, par édition dans l’ordre alphabétique puis par collection, par pays, par chronologie de lecture, par thème, par ordre subjectif d’intérêt, j’en rajoute par lieu où on les achetés ou trouvés, par relation avec un évènement temporel, et ainsi de suite. Ranger ses livres essayer toutes ces pistes et puis ça ne vas pas, ranger ses livres : en faire une liste ou pas, les déranger régulièrement, Dérouler la bobine autour du premier livre , Le premier livre : à ranger en premier, rêve du livre du monde, le livre sin palabras, le livre sans parole devrait donc se trouver logiquement sur la première étagère. Mais le livre c’est la parole en archipel, et la parole renvoie à l’oralité et c’est le premier livre, c’est donc le livre impossible à ranger, le livre fantôme, où littéralement un fantôme glissé, une place vide. Ce vide est très vite habité, par tout autre chose et je reverrai de miniatures à déposer, comme dans un cabinet de curiosité, la bibliothèque alors se peuplerai de masques africains, de statuettes japonaises…
Histoire de mes librairies
La librairie de la brousse : ma première librairie m’a été contée : c’était d’ailleurs un mode d’emploi pour inventer sa bibliothèque. Entre deux passages du récit, il y a un livre à écrire ou à lire, d’où que l’on se place, il y a le livre, celui lu, puis celui à lire le livre est le possible le livre est le mirage, le livre possible toujours à lire, à déchiffrer les signes, c’est le livre du conte, le livre dit. Ainsi, la première librairie, c’est la librairie de la brousse.
Là où les livres prennent corps, peuvent être charriés, transportés, manipulés, aimés pour l’objet, c’est la deuxième librairie, c’est la librairie des dunes.
Le livre-monde
La troisième librairie est celle dont on pousse la porte avec l’idée de se procurer un livre, l’idée de l’acheter soi-même, retrouver le livre -monde où peut s’exprimer des images du monde construit, du monde sauvage, on a envie de trouver ce livre. On pousse la porte de la librairie. Les livres sont entassés, partout il y en a en pile, sur les étagères, en double ou triple file, beaucoup de livres anciens ou d’occasion. La librairie de la rue Delille, 60 mètres carré, j’allais, j’avais lié un dialogue avec la libraire, ils étaient deux je crois, lui et elle. Passée beaucoup de temps à chercher, à dénicher le livre, à parler; pas d’ordinateur, je ne sais pas comment elle faisait son classement, comment elle faisait ses choix, la librairie retrouvée.
Les livres perdus
Les livres que l’on rangerait dans la bibliothèque de la cité invisible d’Italo Calvino, la librairie du minaret, il faut passer plusieurs passerelles suspendues, traverser le jardin d’Eden, s’enfoncer dans la cour aux arcades. Celle non loin du palais, passer le pont qui enjambe le fleuve, laisser le grand dôme à l’est, longer le fleuve, tout se fait la nuit. Là dans la grande bibliothèque tapis au fond du souvenirs, entre des milliers d’autres livres, voilà les livres perdus et retrouvés, Les mémoires de Sir Francis Chichester, la couverture bleue, la photo du Gypsy, Livre perdu avant d’être lu complètement, sur la couverture la photo de Sir Francis Chichester, « Le tour du monde de Gypsy Moth », un livre dit d’occasion, le livre d’occasion sur lequel est comme gravé le nom de Chichester, c’est l’occasion d’un tour du monde en solitaire, l’occasion de la mer, l’occasion du retour, et livre trainait sur le bureau pendant que sur la mer là-bas s’écrivait autre chose. Et les mémoires de Francis Chichester agrandissait ma nuit poussait les murs de ma chambre, et une lame de fond venait me chercher, la couverture était abimée, un peu froissée, certaines pages cornées. Il attendait, patient et semblait dire : j’en ai vu d’autres, j’attendrais le temps qu’il faut. À côté un livre d’Éric Tabarly, dédicacé « Mémoires du large », et Pen Duick perdu également, avec la dédicace, deux phares dans la nuit pour sceller une alliance éternelle avec la mer, deux navigateurs de nuit et de grand large, par tous temps. Il aurait aussi « Cent ans de solitude », livre perdu, les aventures de José Buendia de Gabriel Garcia -Marquez, le pendule de Foucault d’Umberto Eco, la Parole en archipel de René char, l’édition de la NRF, son papier épais, son grain comme une seconde peau, les pages ivoires couleur de défense d’éléphant et le signe élégant de la NRF, pour donner de la verticalité pour élancer le texte, le porter vers l’azur puis pour donner corps au texte écrit, la Parole en archipel, c’est une chanson dans la tête, une rengaine de Lettera Amorosa, un coin de pièce corné, l’archipel des songes, la brillance des mots, la pure clarté de l’objet qui toujours se dérobe, le nom sur le bout de langue, archipel indique en soi luminescence, rotondité de la terre, ’élégance des crêtes, la géographie du désir. « Le cœur soudain privé, l’hôte du désert devient presque lisiblement le cœur fortuné, le cœur agrandi, le diadème », traverser le livre, traverser le désert de la page, rencontrer l’archipel ou le mirage ou « Le désert des tartares » de Dino Buzzati, la forteresse des sables et l’attente de l’ennemi.
Le livre des dunes
Le « Livre des dunes » est un livre de l’écrivain Stanislas Zindorsvky écrit en 1930, Stanislas Zindorsky a écrit ce livre après la mort de sa femme, alors que son pays était plongé dans le chaos d’une révolution sans fin. Il a été édité pendant la révolution, puis en 1950, après la 2ème guerre mondiale. La révolution dura longtemps,je le trouvais chez la bouquiniste de la rue Delille, l’achetait, intrigué par le titre. Pendant la révolution il a été mis sous le boisseau, et on le lisait dans les cercles d’intellectuels avertis, il comportait en soi le germe d’une révolution éternelle parfaite, et sans faille. Le livre aurait dû s’appeler le « Livre des révolutions ». Mais le « Livre des dunes », un titre apaisé et aride.
Au mois de juin, je partais pour les îles Salomon, en mission de recherche sur le paludisme, J’y passais environ 6 mois. A mon retour, mon appartement avait été dévasté par un cambriolage. Je retrouvais tout sens dessus dessous. Rangeant ma bibliothèque, je cherchais le livre de Zindorsky, et ne le trouvait pas. D’après mon inventaire, c’était le seul objet manquant ainsi qu’un ordinateur. Le « Livre des dunes » était relié, une édition de luxe au format in-folio, la première page en couleur sur un papier ivoire, dos à 4 nerfs, la couverture était rouge sombre. Mais surtout Zindorsky avait ajouté des cartes à cette édition, les cartes du désert au 50 millième. Le livre avait été réédité une dernière fois en 1970, cette fois sans les cartes, d’après mes recherches. Cela lui donnait une valeur inestimable à mes yeux : ces cartes étaient d’une précision redoutable, le moindre oued y était reporté, les palais du désert, les zigurats, les mausolées, les pistes, les puits.
Je me remettais au travail de rangement, mais je ne comprenais pas : pourquoi les cambrioleurs avaient-ils choisi justement ce livre. Comment connaissent-ils Zindorsky qui avait été oublié pendant des décennies, qui n’avait reçu aucun prix? J’allais à la Bibliothèque Nationale pour faire mon enquête. Je parcourais la presse des années cinquante, à la recherche d’un indice. Je trouvais quelques critiques, plutôt élogieuses et l’annonce du décès de Stanislas Zindorsky. Mais aucun « Livre des dunes ». Si ce n’était les articles, j’aurais pu croire que j’étais devenu fou. Le livre était introuvable.
Par une journée de printemps, je marchais dans le parc. Je m’assis sur un banc face à l’étang. Les nénuphars affleuraient à la surface sous les saules, les grands arbres faisaient une arche au-dessus de ma tête, je me trouvais dans un berceau de verdure en de demandant comment on pouvait se sentir si protégé dans cette nature pourtant farouche et sauvage se déployant anarchiquement autour des berges. Je ne pensais plus qu’au clapot discret, au vent dans les feuillages, tout me dictait un rythme lent dans ma respiration et dans mes gestes. J’avais rendez-vous dans l’après midi avec la bouquiniste de la rue Delille, celle chez qui j’avais acheté le « Livre des dunes ». Elle m’avait téléphoné pour me demander de venir la voir sans toutefois me donner plus d’explication. Elle raccrochait précipitamment. Intrigué, je passais ce temps de promenade prés de l’étang laissant divaguer mes souvenirs. L’achat du « Livre des dunes » remontait à plus de trente ans, et depuis j’avais fais de nombreuses visites chez ma libraire. Mes souvenirs de livres se mêlait à d’autres souvenirs : professionnels, souvenirs de voyage, et dans ce mélange, je ne cherchais même pas à tirer un fil rouge qui assurerait une cohérence au tout. A seize heures, je me présentais au rendez-vous. Le ciel était légèrement gris, un gris comme il est au printemps, l’air tiède. Elle me dit tout de suite, que quelqu’un était venu déposer le «Livre des dunes» et n’avais même pas cherché à en tirer un prix. Il l’avait déposé dans une enveloppe de papier Craft sans aucune inscription et était reparti. Elle savait que je l’avais cherché pendant longtemps et connaissait ma mésaventure un an plus tôt. Elle me tendit le livre avec un sourire radieux. Je marquais une pause, pris le livre dans les mains, le caressait pour lui dire adieu. Puis je le posais sur le comptoir en acajou. « Madame, vous trouverez certainement un autre acquéreur, je renonce. « Le Livre des dunes » va devoir poursuivre son chemin sans moi. Je crois que j’en ai appris ce que j’avais à en apprendre.» Je la saluait en la remerciant. Je devais prendre un vol pour les îles Salomon, le soir même.