Le samedi, elle arriva trop tard. Le seul bus de la matinée passait à 7 h 16. Pas de 9 h 27. L’occasion de faire de la botanique de bord de route, comme le préconisait Gagnepain, son prof de biologie en prépa ; être capable de reconnaître la flore, même en voyageant en train ! Elle n’était jamais devenue une vraie experte comme le chercheur du Museum d’histoire naturelle qu’elle avait consulté pour préparer une mission : un minuscule fragment d’une plante inconnue qu’elle lui présentait lui avait suffi pour nommer le cram-cram. Sur le terrain, elle avait bien vu que c’était une des herbes les plus communes de la flore sahélienne, mais son admiration pour l’expert était restée intacte. Qu’était devenu l’herbier qu’elle avait rassemblé alors ? C’était sa mission pour un organisme aujourd’hui disparu, collecter et déterminer les plantes, mais aussi décrire la flore traversée en Land Rover : dès que la végétation changeait, elle notait le kilométrage et le type de végétal dominant ; parfois ils s’arrêtaient pour couper un mètre carré d’herbe et le peser en vue de connaître le potentiel fourrager du Sahel mauritanien. Très lointains souvenirs.
À l’arrêt Montfort, elle reconnut les carottes sauvages à leur fleur centrale pourpre tranchant sur l’ombelle blanche, le liseron des champs, un gaillet, du ray-gras, le silène blanc appelé compagnon blanc et dont les feuilles peuvent se manger en salade lorsqu’elles sont jeunes, la laitue sauvage, le réséda, l’armoise, des ronces et des repousses d’églantier, mais il y avait aussi des plantes pourtant très communes qu’elle ne connaissait pas ou dont elle avait oublié le nom. Accroupie sur le talus pour une photo, un gros Hymer noir la klaxonna. Connard ! Suite à l’orage de la veille, elle était pourtant très correctement vêtue et chaussée, en randonneuse.
Son appli Plantnet lui fit découvrir le crépide et le picride qui fleurissent jaune et l’euphorbe faux cyprès (elle brisa la tige pour vérifier la présence de latex blanc) et retrouver la petite pimprenelle et le chénopode blanc. Un vieux monsieur passa promenant son chien en laisse, ils se sourirent.
Plus loin, l’herbe n’avait pas été coupée, l’armoise (à ne pas confondre avec l’ambroisie) et la berce atteignaient leurs vraies dimensions gigantesques et fructifiaient déjà. La femme du boucher avait ouvert son portail et après une laborieuse manœuvre de son SUV blanc s’apprêtait à prendre la départementale, en la coupant. Elle baissa sa vitre pour s’adresser à la photographe, mais refusa d’être prise en photo. La photographe expliqua son projet, l’espoir de l’exposer grâce aux TCL qui lui avaient fait cadeau en début d’année d’une carte de dix voyages gratuits. La bouchère enchaîna :
« les TCL, il faudrait qu’ils coupent les herbes, vous avez vu, et les abris, tous disparus.
– C’est le changement de concessionnaire.
– je sais, mais quand même.
– avec cette circulation, ça ne doit pas être facile de sortir de chez vous ?
– Oh non, on attend, c’est tout ! »
Tant pis pour la photo, les automobilistes se pardonnent tout entre eux et cette brave dame qui ne devait jamais prendre les transports en commun avait malgré tout une plainte à leur adresser ! Foutu pays d’individualistes !