Essuyant les gouttelettes qui dégoulinent sur le miroir, le chiffon frotte détourne les ruisselets qui brouillent le visage plongé dans sa tache ménagère, refusant de s’attarder à l’évidence, sur cette face aux sourcils écarquillés surplombant la monture des lunettes, séparés par deux rides transversales et une bouche tricheuse qui repulpe ses lèvres en la poussant en avant. Décidée à passer outre, ignorant ce visage figé sur le support du reflet. Effacer la trace que le soleil cru du matin dénonce. Toute l’énergie d’un visage concentré à traquer la poussière, l’usure des jours passés. Ce visage croit se connaître si bien qu’il en refuse la copie renvoyée, cette image superficielle qui ne lui correspond plus. Après avoir essuyé toutes les glaces, c’est dans le vieux miroir dépoli piqué de tavelures qu’elle finit pas le retrouver, portrait de trois quart un air de parentelle avec le vieux Rembrandt.
Visages de seconde main, visage orphelin, exposés à chaque vide-grenier au milieu des services dépareillés, des couteaux à poissons, des fourchettes à bigorneaux, des carafes sans bouchon, des lustres sans pampilles, des livres d’école. C’est la grande braderie des visages sur le trottoir à côté des linges brodés de vieilles mariées dotées et décédées, des cartons de baskets, des patins à roulettes. Tête à tarin de rhinocéros, casquette poulbot, vielle semelle, cuir usé, sourire aux lèvres débordées par un rouge à lèvre rose, crayon qui allonge un œil d’Égyptienne. On passe de comptoir en comptoir frappé par l’homogénéité des objets et des visages. Sur les tréteaux, les cartons des vêtements d’enfants pliés par mois puis par années, dix ans de visages pliés appliqués de mère de famille, de visage soufflant débarrassé du ventre, des poussettes ,des jouets en plastique, des tentacules du devoir. Visage qui largue les amarres entre deux cigarettes consumées trop vite, contrastant avec le visage de plomb du collectionneur lesté par ses vitrines exposant des vieux jouets, les médailles d’anciens combattants, les vieilles illustrations.
j’aime beaucoup le visage qui se voit et qui frotte et qui ne s’aime pas (ce que je regrette…) j’aime beaucoup le souvenir de Rembrandt. et le regard sur les visages de ces dites croûtes dans le brocantes… descriptions très vivantes, très sensibles de ces « visages de seconde main ». Le regard aussi sur les vendeurs…
dans un film, G parlait d’une qualité de « visage ancien ». à quoi je pense quand je vois avec vous le visage dans le miroir piqueté. les avoir vus, les Rembrandt et autres, permet d’apprécier autrement les visages de tous les jours, qui n’ont plus depuis longtemps les honneurs de nos écrans et qui ont appauvri nos regards.
Merci Véronique. Au début c’est la tâche qui est traquée pour être effacée et finalement c’est elle qui donne la matière, le granulé. Ni retouche ni repentir .