#Boost#00# à #09

46°27’47″N 5°48’02″E 871m

A cet endroit précis où l’asphalte de la rue va devenir celui de la route qui sort du village, une explosion de couleurs. Tous les dahlias pomponnent ou éclatent dans la lumière de la mi journée vers laquelle ils se haussent imperceptiblement. A travers la réverbération lumineuse de leurs étoiles on pourrait presque entendre la voix du roi poète qui chantait « Même quand les fleurs jauniront et se faneront elles trouveront place dans la grande maison de l’oiseau au plumage d’or ». Impossible de ne pas se perdre dans ce voyage du regard fasciné par la floraison de ces bulbes venus des berges du lac de Texcoco et des marchés de Tenochtitlán.  Les deux tournesols qui encadrent ce chatoiement de couleurs et qui ont poussé à l’extrême limite du muret de pierres qui délimitent le jardin et qui laissent jaillir, ici ou là, des bouquets de lavande, se sont brûlés à force de vouloir atteindre le soleil, et c’est miracle qu’ils tiennent encore sur leurs tiges. A travers la végétation, sous la ramure d’un prunus vient briller fugacement un éclat de verre qui semble faire écho aux voix qui résonnent sous un auvent caché par d’autres arbustes. La façade de la maison apporte un contrepoint terreux à toute cette végétation. D’autres maisons s’étagent en haut du jardin mais finissent par se dissoudre dans les rayons du soleil qui font comme deux flashs au milieu de l’azur.

L’asphalte est comme une frontière entre le monde fleuri et celui d’un potager, puis des prés et de la forêt d’épicéas et de feuillus qui croît et s’épanouit à mesure que la terre se redresse en pente douce d’abord, puis en pente plus raide, comme une vague prête à déferler avec sa crête rocheuse sous un ciel traversé par des nuages qui la font paraître plus haute qu’elle n’est. 

Le pommier, les granges et le tracteur garé devant, loin de barrer l’horizon, le laissent encore mieux entrevoir. Il apparaît comme un bout d’océan caché par la végétation et la pierre, mais il est bien là et le virage qu’amorce l’asphalte laisse augurer d’autres images encore plus prometteuses et pourtant tout aussi fugaces que celles qu’on vient de traverser. 

Codicille : 

Je suis passé de nombreuses fois en voiture à cet endroit depuis mon enfance jusqu’à il y a peu. Je l’ai traversé en toutes saisons mais celle où, à chaque fois, j’ai ressenti de l’émotion liée à la force de vie dont il est plein c’est l’été. Pour moi ce lieu est « chargé » d’énergie. Pris par le temps, j’ai commencé un texte qui demande à être remis sur le métier. Impression d’échouer à dire toutes ses sensations et/ou émotions, qui viennent avant tout du corps. 

Dans l’émotion ressentie, bien sûr il y a la joie mais aussi de la nostalgie « avant l’heure » car, après le virage, la route redevient banale et beaucoup plus triste.

#Boost#01#


ST1

De l’argile boueuse s’écroule. De l’argile boueuse et caillouteuse vient rebondir sur le bois et puis se tasse, naturellement, sous l’effet de chaque pelletée de cette terre humide et maronnasse. Terre prise dans un double mouvement giratoire et de chute qui charrie des fragments de fossiles, de minuscules cailloux de calcaire, des gravillons et, sans doute, des éclats de gypses et de pyrites sertis dans les mottes.

ST2

Terre étrangère et familière, pourtant. Terre qui se plisse, s’étend, se creuse, s’engloutit dans des abîmes, avant de ressurgir plus rocheuse encore, recouverte de crêtes, de plateaux, de vallées, de combes, de monts, de vaux, de cluses. Terre qui se sédimente, s’échancre, se tasse, s’élève, s’écroule, se sépare et puis s’étend. Terre qui se gentiane, se crocus et se myrtille. Terre qui se caborne, s’encascade, ou bien se pétrifie. 

ST3

Les pieds dans la terre. Le froid qui monte de cette terre mouillée de neige et de pluie et qui te force à prolonger le souffle sur l’expir. Sensation de la terre que tu tiens dans la main et qui se réchauffe peu à peu au contact de ta peau. Sensation fugace de t’enfoncer toi aussi dans cette masse terreuse au bord du trou béant. Alors tu y jettes toi  aussi ta poignée de terre.

Relève ton regard et vois, par delà cette fosse bientôt recouverte tous ces près, ces roches, ces forêts de feuillus et d’épicéas qui continuent à puiser la vie à pleines racines. Vois tout cela qui bientôt sera englouti dans les abysses de ta mémoire.

#Boost#03

Boost, à partir de Christine Jeanney.

Sens la peur

Tôt ce matin, ils sont arrivés et ont rassemblé les prisonniers dans les coursives. Le capitaine chargé de l’exécution des condamnés a sorti sa liste et, comme chaque fois, il a commencé par lire les prénoms des condamnés par ordre alphabétique en prenant soin de faire une longue pause avant de lire leurs noms de famille.  Il a fini la série des José et des Pedro. « Manuel ! » commence t’il à crier avant de suspendre sa voix dans l’air déjà chaud de ce mois de juillet, très satisfait de l’effroi et de la peur qu’il lit sur tous ces visages creusés par les privations, le manque de sommeil et l’épuisement des travaux imposés, non sans provoquer les rires des quelques soldats qui l’accompagnent. « Manuel ! » reprend t-il, et cette fois-ci le silence se fait plus court, misérable fils de pute, crache le, ce nom, qu’on en finisse ! De toute façon mourir de tuberculose dans cette prison ou bien fauché par vos balles de sales fascistes qu’est-ce que ça change ?! Et cette fois-ci il crie « Manuel… Manuel… Brosed Brosed ! » Voilà, tu l’as obtenu ton petit effet, putain de crevure, va ! Bien sûr, comme tous les autres j’ai espéré et redouté pendant ce maudit silence que tu as laissé  avant d’encaisser le choc de mon nom que tu viens de crier. Manuel soupire,tourne la tête et croise le regard de l’instituteur. Lui non plus ne verra pas le soleil monter dans le ciel demidi. 

Vois ; Vois sous la colère, la peur qui jusque là était restée tapie au plus profond de toi se réveiller et déplier lentement ses mille tentacules. Ressens l’impossibilité de penser que dans quelques heures, « tu ne seras plus ». Vois le raidissement du corps qui anticipe malgré lui l’impact des balles qui vont te faire exploser le coeur ou la tête. Sens la peur de la douleur, des quelques secondes ou minutes d’agonie. Peur de ne pas pouvoir affronter leurs regards, de pleurer, de perdre ta dignité.  Ton corps enfoui dans la terre et sans doute recouvert par l’oubli. Sens la peur qui vient te sucer le sang et te ronger les os avant de jeter les morceaux de toi-même aux quatre vents. Sens l’emprise de ses mains invisibles qui tentent d’étouffer tes derniers désirs. Son souffle qui tente d’éteindre l’éclat de ton regard. Ses lèvres pâles et minces qui murmurent à tes oreilles des pensées comme des poignards et qui voudraient te faire boire les derniers balbutiements des mourants. Tu ne seras plus. Tu ne seras plus. Tu ne seras plus.

Sens la peur. 

Sens-la. 

Sens. 

Codicille : Je suis parti d’un personnage qui, au départ, a bel et bien vécu mais dont j’aimerais raconter la trajectoire sous la forme d’un récit ou bien d’une fiction, je ne sais pas encore. Travailler à partir du texte de Christine Jeanney et sur Manuel m’a ramené à la sensation de peur ressentie lorsqu’on m’a annoncé la présence d’une tumeur cancéreuse dans mon corps et qu’il fallait dézinguer au plus vite. Ce qui est chose faite depuis quelques mois. J’ai bien senti que mon texte allait me faire passer assez vite de la peur à la douleur de perdre la vie, j’ai donc essayé de garder le focus sur la peur. C’est un texte que je reprendrai sans doute si je mène à bien mon projet. Les procédés du capitaine sadique viennent d’un reportage de la télé espagnole sur la répression franquiste pendant et après la guerre civile espagnole dans la prison de Zaragosse. Manuel Brosed Brosed est l’une des milliers de victimes de la guerre civile et il a son nom sur le mémorial du cimetière de Huesca. La fin du texte est inspirée du poème d’Alejandra Pizarnik, « el miedo », « la peur », en français. 

#Boost#04#

Oublieuse mémoire

Tenir tête à l’oublieuse mémoire — son haleine pue le crime — la pourriture de ses geôles — Sa langue a trempé dans l’encre du pouvoir — petit ou grand — en remâche et recrache les « éléments de langage » — à table — à la télé — sur les ondes ubi et orbi — Bombarder pour se défendre au risque de tuer des civils ça n’est pas la même chose — En réalité — il fallait bien pacifier le pays — Ce n’était pas un coup d’État mais un soulèvement — Vomit ce qu’elle nomme autoflagellation repentance victimisation —  Coupe la parole et vient vous couler dans la tête du plomb fondu — du défoliant si besoin — Parle du « devoir de mémoire » — proclame « plus jamais ça »— mais te fait présenter les armes devant les colliers d’oreilles — donne des noms de généraux sanguinaires aux rues et avenues — Refuse de rouvrir des fosses communes— Chut — Pas parler — pas pleurer — Personne vous croira — Après tout ils et elles l’ont bien cherché — Il n’y a pas de fumée sans feu — Porte plainte pour outrage — Se tord dans une moue de mépris lorsque des mémoires qu’elle supposait brûlées sous la chaux vive — désintégrées dans un champignon atomique — volatilisées sous des tonnes de napalm — noyées dans les eaux de l’Atlantique — ont l’outrecuidance de réclamer que justice soit faite —  Elle sème des tapis de bombes comme elle jette du sel sur les ruines des villes rasées — conteste les chiffres — Le corps du délit ayant coulé dans les eaux de l’oubli elle pleure SES morts et ne saurait tolérer que tu pleures les tiens — Cachez ces morts que je ne saurais voir —Quand je parle on se tait — C’est aussi simple que ça — Quand je parle on se tait — N’ont jamais appris la leçon !— faut pas en faire qu’à sa tête — C’est aussi simple que ça — Oui c’est simple — les gens devraient comprendre — Pourtant il existe une mémoire ténue mais têtue —  qui ne tient qu’à un fil —L’oublieuse mémoire la juge de prime abord peu dangereuse — parce que trop peu précise — parfois balbutiante — bégayante — se noie dans les pleurs — donc très agaçante — Fait soulever le sourcil du magistrat — l’homme des preuves — des faits — de la vérité — fait perdre patience à l’historien ou à l’homme d’Etat—et en même temps refuse de baisser la tête — n’est pas atteinte par « le virus de la gratitude » — ne remerciera jamais pour les bienfaits de la colonisation — continue à tourner chaque semaine autour d’un obélisque — marche sur une place de la Constitution dans des villes proches ou lointaines — exige que lumière soit faite et que justice soit rendue— Comme l’eau du ruisseau qui coule sur les pierres et finit par les creuser — cette mémoire érode le marbre des monuments — des statues — des plaques à la gloire des vainqueurs et de leurs martyrs tombés pour Dieu et pour la patrie — Voyant cela l’oublieuse mémoire s’offusque et tente la contre attaque — Avec vos raccourcis vous ne faîtes qu’ajouter à la confusion générale — Le sujet n’est pas de s’excuser ! — Ce qu’il faut c’est mener un travail historique et réconcilier les mémoires ! — Intonation sentencieuse — qui se veut menaçante et sans appel — Il faut tordre le cou à la peur — et tenir tête à l’oublieuse mémoire — par tous les moyens — Ni oubli ni pardon —Refus de tout pacte de silence — ils et elles avaient des visages — des noms et prénoms — des familles —une vie — Alors — Oui —il faut tenir tête quitte à la perdre — tenir tête aujourd’hui comme hier et demain — à l’oublieuse mémoire —

#Boost#05#

Hurlevent

(titre choisi par François Bon qui a suppléé mon manque d’inspiration! Merci François!)

Le cri est là — Proche et tellement lointain — inutile de le chercher dans la gorge ou sous la peau ou dans la chaleur du souffle — Il faut descendre plus profond encore — plonger bien au-delà des poumons ou des viscères — ouvrir les portes des abysses et se laisser tomber comme une pierre dans le sans fond — Se laisser tomber tout en se faisant léger — ouvrir tout le corps à cet inconnu si familier — Sentir l’étouffement et la pression — Voir les contractions et les tourbillons du magma rouge, incandescent, noir, qui refuse la pétrification — Phosphorescence explosive —  Tour qui s’écroule sous les coups de boutoirs d’une force venue d’on ne sait où — Vortex hurlant dont les secousses et les répliques paraissent ne jamais se tarir — Cri ­— Quarantième rugissant — Hurlevent titanesque enfin prêt à jaillir de l’enfer du dedans. 

Les mardis | 18 mars, saison 2 #21, Michaux

Dans l’oeil de celui qui va mourir, dans l’effroi qu’il transpire, vient pourtant se fondre la violence du geste d’hier. Son désespoir n’a d’égal que la violence qui l’animait alors. Geste magnifique dans sa précision, dans son élan de libération, dans sa vitesse d’exécution. Geste qui a fini par tourbillonner dans les rues de la ville, frappant tous les intrus qui prétendaient s’y établir, semant le chaos, la mort et son silence maléfique, faisant couler du sang, des rivières de sang dont le débit n’a fait que croître encore et encore avant de tout emportersur son passage. 

Qu’il soit accordé au défunt qui va naître, l’éblouissement de cette lumière surgie de la nuit dans une voluptueuse caresse de blancs et de gris, ni trop pesante, ni trop diaphane, simple présence vibrante de toutes les pulsations de la vie encore chaude. Lumière dansante qui montrera, à travers les siècles à venir, l’étonnante splendeur du martyr. 

#Boost#06#Michaux

Visages rêvés ?

C’est d’abord un regard de loup. Pupille cristalline où règne un éternel hiver. Un regard de chasseur habitué à fasciner l’animal qu’il va bientôt broyer entre ses dents affûtées comme des lames de rasoir. Regard patient dans la cruauté. Il faut faire un effort surhumain pour y voir une bouche aux lèvres pincées et de la chair humaine tout autour avant de distinguer, malgré lui, et derrière lui, cette cohorte de têtes hirsutes à peine sorties de l’obscurité, taraudées par le sadisme indifférent des secondes qui se déplient lentement autour d’eux comme des serpents paresseux. 

Brillent pourtant ça et là des brasiers de colère dans des regards furtifs échappés de ces spectres pétrifiés. 

Est-ce un rêve ? Des milliers de têtes se fondent peu à peu dans des portraits en noir et blanc de visages plus jeunes. Des regards à vous faire perdre la tête. Des yeux scrutant les limbes et défiant le futur. Des yeux, partout des yeux. Mausolées d’êtres défilant au bord d’un Léthé putride. Et puis en écho, un chant, profond et lancinant repris encore et encore de bouche en bouche, éclairées ici ou là par des bougies. Choeur immémorial de ces milliers de visages qui vient hanter la nuit. 

Un Saturne affamé. Un monstre sorti des abysses. Visage sans visage. Sans limites précises ou bien celles d’une caverne rétractile, à la fois sombre et illuminée par l’incendie… Non, ce n’est pas ça. Pas tout à fait ça. Ici, il faut arrêter le défilé des images. Tout couper, s’arrêter et regarder. Alors on verra un visage qui tremble comme un reflet sur l’eau d’un lac légèrement caressée par le vent. Un visage ? Plutôt une alternance à chaque tremblement d’une bouche démesurément ouverte sur l’ombre et d’un visage d’enfant aux yeux grand ouverts et qui semblent nous interroger.

Codicile : J’ai essayé de voir le ou les visages qui surgissaient de chacun de mes textes de #Boost#03 #04 et 05. Pour le premier je suis parti d’une image très précise d’un visage qui m’était venue au moment d’écrire. Pour le deuxième j’avais des photos en tête. Pour le troisième je suis parti d’un tableau pour me donner l’impulsion. 

#Boost#07#Virginie Poitrasson

On ne sait jamais

1

Fermer les yeux et continuer à marcher malgré la bascule soudaine dans la cécité qui durera dix secondes en comptant et un, et deux… Surtout ne pas ouvrir les yeux. Interdit, sinon c’est comme ouvrir grand la porte au malheur. 

Sentir le corps se raidir, le pas se faire beaucoup moins pressant, la respiration se resserrer dans le sternum, mais continuer à avancer si on veut que ce qu’on vient d’imaginer soit vraiment favorable. Penser que les yeux vont se rouvrir sur le même et un autre monde. Par conséquent chasser toute pensée défaitiste, chasser la peur qui s’infiltre déjà dans tout le corps et ralentit le rythme du pas. Au contraire s’abandonner à la folie de cette conjuration, être tout entier dans ce tunnel obscur et mouvant qui débouchera forcément sur une bénédiction ou toute chose y ressemblant. 

2

Lorsqu’une pensée poisseuse et plus sombre qu’un nuage d’orage risque de se présenter, s’appuyer sans hésitation aucune sur la contracture mortifère qui vient paralyser le corps. Il faut, ici, être plus rusé et déterminé que le malheur, le geste devra donc être foudroyant. Avec le dos du pouce de la main droite venir raturer le front de façon fulgurante et jeter à terre non moins violemment la charge de mort qui cherchait à s’implanter dans la tête, les yeux, la langue, pour mieux envahir tout le reste. Répéter le geste trois fois, ne faire qu’un avec lui, être lui afin d’occire le mal. On peut se signer ou crier « saravá ! » C’est selon. 

3

Parfois, il faut se soumettre à l’épreuve conjuratoire. Comme le fermer les yeux, elle doit arriver maintenant, tout de suite, et pas à un autre moment. Nul besoin d’expliquer. Quelque chose au dedans, ou bien hors de nous, peu importe, en a décidé ainsi. La voiture ou le bus qui arrive et qui va nous dépasser ne doit pas le faire avant que nous n’ayons atteint tel panneau de signalisation ou telle plaque scellée sur le trottoir. Aussi faut-il presser le pas, mais surtout ne pas courir, cela anéantirait tous les bienfaits du rituel. C’est comme souffler trop fort sur les braises, on tue le feu alors qu’il faut le maintenir dans sa combustion lente et puissante. Se remplir de toute la joie qui irradie lorsque l’on atteint l’objectif avant d’être dépassé par le bus ou la voiture maudite. 

Cependant, si on rouvre les yeux avant le terme fixé, si le geste de la rature foudroyante est mollement exécuté, si l’on est dépassé plus tôt que prévu, on peut considérer qu’il ne s’est rien passé. Sans la présence de témoin, on peut décréter que le réel n’est pas ce qu’il prétend avoir été. Par conséquent on peut recommencer. Mais attention, on ne sait jamais. L’autre monde lui aussi pourrait avoir des limites qu’il convient de respecter. 

#Boost#08# Michaux — Traversée du temps.

Une fraction de seconde traversée par la foudre. Parenthèse fulgurante qui ouvre une brèche violente dans le basculement. Fusée éclairante trop tôt éteinte sur laquelle se referme l’aveuglement.

Le bleu qui aspire et qui fixe en même temps. Moment vertigineux où une possibilité de traversée irradie tout. 

Moments contradictoires, faits de lumière douce, clair-obscur, ombre sinistre. Moments qui culminent dans un tourbillon de secondes toutes plus cruelles les unes que les autres pour ne plus former qu’un fer rouge.

Saisissant moment ! Puissant, rapide et hypnotisant. L’immensité du temps est venu faire un clin d’oeil à l’espace. 

L’espace d’un instant, la compression, le couloir aux parois rétractiles, le labyrinthe. Et soudain, au signal d’un des membres du triangle, la parole qui jaillit comme une eau fraîche et désaltérante. 

Moment qui ne devrait plus s’appeler moment, ni instant tellement il est chargé de présent. Mais il échappe aux mots. Il est pure sensation, cascade qu’on voudrait infinie. Le présent s’est roulé en boule avant de s’expandre avec la puissance d’une galaxie. 

Des mots traversent l’espace ou plutôt s’inscrivent dans l’espace et dilatent tout, mais absolument tout. Une naissance dans une aurore. 

Le tribunal des secondes s’est mis en route pendant des heures. Chaque parole pesait une tonne et risquait de tout faire s’effondrer.

#Boost#09# Kafka minute.

Version 1

Que veux tu de plus ? La vibration lumineuse défait la lumière artificielle de la pièce. Tu viens de t’arrêter, happé par ce bleu qui vient casser l’espace. Tu n’entends plus les chuchotements derrière toi ni le bruit du parquet qui grince. Ton regard est tout entier dans la forme et la couleur. Ça respire en face et ça respire en toi. Tu sens ta cage s’expandre et puis se détendre avec un calme, une fluidité nouvelle. Tes pieds sont ancrés dans le sol, tu sens ton poids se faire plus léger. Un déplacement d’air. Une visiteuse vient de laisser voleter une délicieuse fragance de parfum. Tu respires et là, tu vois que le bleu s’anime, qu’il n’est pas fait que d’à plats ou de couches rigides mais qu’ il est traversé par des petites touches de blanc qui le font vibrionner. Cette toile est vivante ! Tu le sens, et tu laisses monter la joie même si l’endroit est peu propice à un épanchement du coeur. Tu fermes les yeux. 

Version 2

Que veux tu de plus ? La vibration lumineuse éclipse la lumière artificielle de la pièce. Le bleu qui vient casser l’espace t’arrête brusquement. Tu n’entends plus les chuchotements derrière toi ni le bruit du parquet qui grince. Bref instant de souffle coupé. Ton regard est tout entier dans la forme et la couleur. Tes pieds s’enracinent, ton poids se fait plus léger. Tacage thoracique se soulève et puis se détend avec un calme, une fluidité nouvelle.  Plus le regard entre dans le bleu plus toncorps se déplie lentement, comme ces feuilles de thé immergées dans l’eau. A présent, seule ta peau fait barrage entre toi et la couleur. Un déplacement d’air. Une femme vient de laisser voleter une délicieuse fragance de parfum. Tu tournes à peine la tête mais tu reviens au bleu.  Tu respires, et là, tu vois qu’il s’anime, qu’il n’est pas fait que d’à plats ou de couches rigides mais qu’ il est traversé par des petites touches de blanc qui le font vibrer. Cette toile est vivante ! Brève explosion de bulles de champagne jusque dans les pieds ! Tu fermes les yeux. Le corps vacille légèrement. Vertige. Tu rouvres les yeux. A présent, ton souffle accompagne le mouvement, ton souffle devient le mouvement. Pour un peu tu serais devenu oiseau qui joue dans le ciel. Bref instant d’appréhension. Et si je ne revenais pas ? Aspiré par le tourbillon en face de toi, ton corps désire se fondre et danser, danser, dans cet univers spacieux et faussement chaotique. Lent expir. Tu souris et tu fais un premier pas en avant. 

A propos de Nicolas Larue

Fin du vingtième siècle j’ouvre les yeux sur le monde. Quelques bonnes décades après, je n’en finis pas de trouver tout ça passionnant malgré tout ;)

7 commentaires à propos de “#Boost#00# à #09”

  1. Oublieuse mémoire

    pour rebondir à ce que tu dis ici.

    tu parles d’une mémoire qui oublie
    je pense que tu parles d’une mémoire
    qui oublie des faits de colonisation
    (un peu partout de par le monde)
    qui les a enterrés
    qui a construit par dessus de nouveaux mondes, de nouvelles richesses
    qui s’est absoute de toute faute
    qui a cru en elle-même et en sa grandeur, en sa supériorité
    qui a apporté la civilisation
    qui a écrit et réécrit l’histoire
    qui l’a enseignée dans les écoles les églises les médias-sa culture
    qui s’est refait une virginité
    et qui en vient à accuser l’autre de ce qu’elle lui a imposé et à le lui infliger encore et encore

    tenir tête à
    ce dont tu parles
    c’est difficile
    s’attaquer à cette « oublieuse mémoire »
    c’est le plus souvent faire face au silence, au soupçon de mensonge et de malveillance

    les mémoires sont fragiles. elles sont individuelles et collectives. une mémoire, c’est fait pour oublier ce qui fait mal.

    c’est surtout ce que je voulais te dire.

    (cette fragilité : quelle délicatesse trouver.)

    pour moi, je parle en mon nom, il me paraît difficile de m’adresser au collectif. la mémoire collective est une somme de mémoires individuelles qu’elle tente de souder, d’unifier, au prix de ce qui peut se passer individuellement.

    on n’impose pas de déconstruire. on n’impose pas une nouvelle parole saine ou sainte. on ne se coince pas dans des positions du bien contre le mal (même si c’est ce que je fais tout le temps).*

    et en même temps, je sais que ma réaction est celle-là, parce que je suis comme je suis, avec toutes mes lâchetés. et je pense qu’il y a des gens qui sont tout à fait doués pour adresser le collectif.

    Et puis, il y a ceux qui détiennent le pouvoir, qui manipulent les opinions, qui eux savent, se souviennent parfaitement qu’ils n’ont jamais agi qu’en leur propre intérêt. l’intérêt de leur capital.

    *parce que se maintenir dans une position accusatrice, c’est se mettre dans une position de surplomb, ça peut attiser la parano et le délire de persécution.

    Excuse-moi d’être aussi longue. Et merci pour ton texte qui se risque à dire, qui fait réfléchir. j’avoue n’avoir pas toujours deviné les faits d’histoire auxquels tu te réferais. en quoi, il est plein de tact.

    • Véronique,
      Tu n’as pas à t’excuser pour la longueur de ton texte. Au contraire, je te remercie d’avoir pris le temps de partager avec moi tes réflexions par rapport à ce que j’ai écrit! Et je suis bien d’accord avec ce que tu dis !
      Pour « Tenir tête à… » j’ai assez vite pensé à tout ce qui me travaille depuis des années et des années, et notamment au rapport qu’une famille, un Etat, des collectifs peuvent entretenir avec un passé traumatique. Que ce passé concerne un enfant maltraité au sein de la famille ou bien des minorités, ou encore des peuples entiers.
      Dans mon texte se sont mêlées toutes ces choses et, oui, j’ai pris soin de ne pas forcément nommer, à part la colonisation, les tragédies auxquelles je pensais. En fait, je n’ai pas cherché à m’adresser à un collectif, je me suis mis dans la peau de celles et ceux qui, envers et contre tout, veulent, avant tout, faire reconnaître le mal qui leur a été fait et qui réclament Vérité, Justice et Réparation.
      Je dirais donc que ce qui m’a guidé c’est la « mémoire obstinée, tenace », celle des victimes ou des descendants et descendantes de victimes de crimes contre l’humanité, crimes de masses, crimes de guerres. Mais aussi la mémoire ce celles et ceux qui ont subi des violences intra familiales ou des agressions sexuelles, comme le viol.

      Je suis parti du titre d’un poème de Jules Supervielle « Oublieuse mémoire » qui est aussi le titre du recueil de poèmes parus en 1949 chez Gallimard. Et cet oxymore me trotte toujours dans la tête;)

      Je suis tout à fait d’accord avec toi : on ne peut pas imposer « une parole saine ou sainte ». J’espère que le texte ne prête pas à confusion sur ce point! 🙂

      J’ai pensé quand j’ai écrit, aux gens qui tiennent tête aux récits officiels qui nient les crimes commis dans le passé. Donc pas de parole accusatoire, mais plutôt une parole revendicative, celle qui demande « juste » que la vérité éclate au grand jour et qu’il y ait au moins reconnaissance (très différente de la « repentance » dont on nous rebat les oreilles) du mal qui a été fait. Dans un tout autre registre, le fait qu’un jour mon père ait reconnu qu’il m’avait battu de façon compulsive pendant plusieurs années m’a permis de sortir de mon statut de victime. C’est sans doute pour cela que je suis travaillé par ces questions dites « mémorielles ». Elles renvoient à des choses très profondes dans nos sociétés (le pouvoir, que tu mentionnes) qui demandent à être mises en travail si on veut sortir du cycle infernal de la domination.
      Oui, je sais, ce n’est pas pour demain! 😉
      Si tu veux échanger plus sur le sujet je te laisse mon mail : nico.larue@gmail.com Ou : 06 65 48 46 91
      Merci en tout cas pour ton message!

      • merci pour ta réponse. ces autres éclairages. j’ai pris ton adresse mail. ne laisse pas tes coordonnées sur le web , si tu ne veux pas qu’elle soient aspirée par des robots…

  2. Merci pour ces mises en voix Nicolas ! Tes textes sont polyphoniques (j’avais lu le texte à partir de Christine Jeanney dans le PDF mais la mise en voix lui donne un tout autre relief…). J’ai beaucoup aimé ton amont du cri qui fait surgir un paysage quasi-dystopique (à la mesure de ce qui emplit notre intérieur avant d’expulser le cri) (en plus je suis en train de finir Damasio, « La Horde du Contrevent », et voilà que je superpose à ton cri les visions du roman). Quant aux enjeux de la mémoire, texte brûlant d’actualité…

    Ton dernier texte est celui d’un mardi, mais pas de visages… Fausse manip ?

  3. Merci Emilie! En fait, il faudrait que je crée une page spéciale pour les mardis:) Grâce à toi, je répare mon oubli!
    Je te laisse mon mail car, de mon côté, je voulais t’envoyer l’enregistrement de ton texte de mardi dernier 🙂 nico.larue@gmail.com
    Damasio?! J’ai beaucoup aimé “Les furtifs”. Quant à “La horde de contrevent”, le titre m’a toujours fait rêvé mais je n’ai pas encore franchi le premier pas du lecteur ! 😉 Pour le cri, oui, j’ai cherché à voir ce qu’il y avait en amont, et ça m’emmenait vers des visions abyssales, très archaïques; du coup j’ai pensé à ce que Castoriadis appelait le “sans fond”. Quant au texte “Tenir tête à…”, en effet, il “brûle”! 😉

  4. #09
    Nicolas, j’ai aimé la façon dont la lumière arrive dans ton texte, d’abord étonnante (naturelle / artificielle?) créant une question, et c’est seulement peu à peu que l’on comprend la scène, que le tableau se dessine.

    • Merci Laure! Souvenir d’un tableau qui m’a stoppé dans mon élan alors que je traversais dans une salle du musée des Beaux Arts à Lyon pour me rendre à une exposition temporaire. Le genre de toile qui agit comme un coup de foudre! Et sa lumière faisait oublier l’éclairage du musée;)

Laisser un commentaire