Boost #6 | Cosmic child

Jeudi 20 mars 2025. Vingt-trois heures passées de quinze minutes. Garde de nuit tranquille, donc angoissante. Au fond du couloir à droite, l’ascenseur. Me trainer jusque-là. Appuyer sur le bouton du quatrième étage. Aller voir du côté de la vie qui vient de dire oui à la vie, à cette vie, ici, et pas ailleurs. Changer d’air.


Je les observe depuis le hublot de la porte. Je les compte. Un, deux, trois…. Quatorze, quinze, seize. De là où je suis ils se ressemblent tous. Tous les mêmes ? Je rentre dans la salle, presque silencieuse. Lumière tamisée pour la nuit. Je m’approche lentement du visage de l’un de ses minuscules êtres vivants fraichement débarqués sur la planète terre. S’ils savaient…


Sa peau est lisse et légèrement rose, les joues rebondissent de chaque côté d’un nez épaté, ses paupières fermées sont comme collées, sa petite bouche mordille un doigt, un grand front luisant lui donne un air sérieux. Il faut bien ce mur de chair et d’os pour affronter le sérieux qui va se jouer en sortant d’ici.
A côté un autre visage qui n’a rien à voir avec celui du voisin. Le front, plissé, est à moitié recouvert d’un léger duvet de poils couleur ébène. Juste dessous deux sourcils déjà bien fournis, les paupières sont plus que fermées, comme repliées sur elles-mêmes, ou pas encore dépliées. Je glisse ma main sur son poignet. Je lis sur le bracelet qu’il y a à peine trois heures elle naviguait encore dans des eaux chaudes et protectrices. Sa bouche d’un rouge vif est pincée. Elle a peut-être besoin d’un peu de temps pour ouvrir grands les yeux sur ce nouveau monde qui l’attend.
Derrière moi, ils sont deux, deux visages l’un en face de l’autre. Les yeux sont grand ouverts. Échanges de rictus qu’on prendrait pour des sourires. Pas de peur dans ce face à face, au contraire, comme les prémices des jeux et des éclats de rire à venir. Neuf mois ensemble dans une bulle, ça crée des liens….
Un peu plus loin, comme une tristesse sur un visage blanc crème. Impossible d’échanger un regard. La ride du lion est déjà visible entre les yeux qui ne se laissent pas voir. La fine bouche se contorsionne et soudain lâche des pleurs. Des pleurs très discrets, comme pour ne pas déranger, comme pour s’excuser d’être ici, comme pour se faire oublier mais pas vraiment quand même. Je lui caresse la joue.

Combien d’entre eux se retrouveront, deux étages plus bas que ce lieu qui sent le souffle nouveau à pleins poumons, qui respire la grande aventure qui ne fait que commencer? Combien franchiront la porte sans hublot de mon service asphyxié de gueules cassées, de corps épuisés, décharnés, flétris, assoupis de non envie ? Là où les visages sont boursouflés de douleur, chimiquement endormis, portent les traces de coups du sort, de coups de poing, de coupes tranchantes et encore sanguinolentes. Des visages désespoir, des visages plus rien à voir avec ce monde, des visages jamais rien eu à faire dans ce monde, des yeux hagards, aux vitraux embués, des yeux qui ne rient plus, qui n’ont peut-être jamais sourient, des bouches qui tombent, des bouches qui se fendent à force de se mordre, des bouches qui avalent, qui dévorent, bouillie ou papier mâché, pas de différence dans l’indifférence, des bouches fermées, cadenassées, des crânes décorés de cheveux ébouriffés, de touffes éparpillées, d’une mèche tombante, ou tellement dégarnis qu’on pourrait presque voir ce qu’il y a dedans, ce qu’il y reste. Des trous dans la tête, visibles ou invisibles, béants ou minuscules mais des trous comme des crevasses, des gouffres. Des têtes pleines de vide et de trop plein, qui chutent, dévalent des torrents de peurs incontrôlées, incontrôlables, s’immolent sous des cascades d’angoisses ankylosantes, tétanisantes.
Des trous de mémoire comme des images photographiques de personnages inconnus dont on aurait gommé, gratté, effacé les visages, tous les visages. Pour ne plus les voir, pour ne plus se voir. Cassés les miroirs de l’effondrement de soi sur soi.
Voilà quatre ans, deux fois deux, ou une plus une plus une plus une que ma mère est morte. Passée elle aussi dans un de ces couloirs des premiers jours de vie, puis, bien plus tard, de la survie. S’en est sortie puisque je suis là ; que je fais ce que je peux pour qui atterrit ici. Pour qu’ils ne meurent pas, pas tout de suite. Pas dans cet état-là.
Que dira mon visage quand je partirai, un jour, moi aussi ?

A propos de Eve F.

Rédige des assignations et des conclusions, défend le veuf et l'orpheline, écrit sur le Droit et son envers, la Justice et ses travers, le bien-être et son contraire, les hommes et pas que, le bruit du monde et ses silences, aussi.

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