Nous aurions su leurs peurs. Celles de Jane cultivées aux accents d’Oum Kalthoum et de Feyrouz. Peur d’une nuit désaltérée de thé brûlant. Peur du retour de midi. Peur des éclats de la ville affolée et bruyante. Peur des rues d’asphalte inégale. Peur des trottoirs soudain manquants. Peur du passage de quelques chats maigres. Peur d’un vol d’oiseaux attendu. Peur de la pluie qui tarde. Celles de la fille assise en haut du toit, cultivées aux accents des départs. Peur d’avoir quinze ans demain. Peur du soleil au rouge du soir. Peur de la prochaine seconde. Peur de s’ennuyer. Peur de ses impatiences. Peur d’un nuage grandissant au loin.
Celles du garçon assis en haut du toit, cultivées aux accents de montagne. Peur d’avoir quinze ans depuis bientôt un an. Peur du prochain désir. Peur de ses rires. Peur de ses impatiences. Peur de l’ennuyer. Peur des eclairs au loin.
Celles de Louise au matin de ses huit ans, cultivées aux accents des responsabilités. Peur de rester seule chez des inconnus. Peur des bêtes à garder. Peur du garçon de ferme. Peur du bâton brandi contre les animaux. Peur des bruits de la nuit. Peur d’une lourde corne. Peur d’un grincement de paillasse. Peur d’un sabot qui s’écarte. Peur d’un peu de lait bu aux mamelles. Peur du vent. Peur des péchés mortels. Peur d’un coup de tonnerre.
Celles de l’amie qui ne voulaient pas en attendre parler, cultivées aux accents des besoins de voyages. Peur roulée en boule et avalée tout rond. Peur vomie le matin. Peur déchirée dans le fond d’une poche. Peur trempée de peinture et de plâtre. Peur décolorée d’un changement de saison. Peur d’un orage d’automne. Peur des mots agencés. Peur de l’irrégularité de leurs rythmes. Peur des lessives humides et du vent. Peur du vent. Peur du corps humide.
Nous aurions su — Tenir tête à la maladresse – La maladresse est une categorie d’adroites désignations – et une litanie de subtiles assignations – La maladresse était une bosse dans le dos qui ne se voyait pas – Elle est froide et il en reste dans le frigo – La maladresse perd la plupart des choses – Tenir tête à la maladresse comme au désordre qu’elle ne cesse de perdre – À la chose qui dégringole – lâche les doigts – saute au visage – échappe dans le fond d’un sac – Les choses qui gauchissent le geste qui s’empare – les choses qui répandent – Celles qui mélangent – L’ordre établi parlera toujours à la troisième personne – se qualifiera lui-même comme atteint durement – La sanction et le juge ne font qu’un et l’issue est certaine – Faire appel enroule une pirouette dans la nuit – Tenir tête à une fille sans main – une fille sans iris – une fille pied gauche – une fille épaules rentrées – Se casser un ongle et se tordre une cheville pour avaler des couleuvres le matin tôt – pied gauche remplacé par pied droit – on sortait marcher dans le monde chewing-gum – Ouvrir le parapluie quand il pleut des listes – listes de choses ou listes de gens contre listes de noms et listes d’horaires déclinées en listes de villes et listes de numéros egaillées de listes de gares intermédiaires – le parapluie en papier se désagrègera à la premiere pluie – sans avoir le temps d’être lui même – Avaler le temps en mâchant les secondes – Avaler tout rond le temps des jours – avec du machouillis de minutes – Avaler une bouillie d’instants sans se laver la bouche – Mordre avant d’oublier – c’est à dire faire fonctionner ses machoires avec méthode – Empiler des plats – dessiner un arbre et puis un autre – s’habiller devant derrière – Effacer le bleu de l’eau avec du soleil – enfiler des chaussettes dépareillées – découper des encolures de robes – Laisser déborder des verres – froncer des volants et tailler des crevées – fermer des volets – cuire du gypse – ouvrir des volets – suspendre les alternances – écouter aux portes – Enlever une écharde à la pulpe d’un doigt – Voiler les miroirs – Enfiler les mains d’argent aux poignets coupés – Échapper aux yeux cousus – Triturer un mouchoir – tenir tête à une boule de maladresse – Un conte de fées ou sauver un oiseau aurait pu suffire – et on le savait déjà – et on l’oubliera comme à chaque fois
Nous aurions su Ça. Le cri la fille qui crie doit se taire Pas de théâtre qui tienne crie et tais-toi vite ravale les syllabes si leur nom de syllabe a un sens qui déforme un dedans qui gonfle les narines emplies des trous d’un air dedans dehors à vingt pour cent d’oxygène et saigne le rouge poisseux si le chaud l’emporte sur le frais d’une clef dans le dos
Ça. Le cri le grand jeu de la fille tais-toi qui doit se taire comme on ferme les yeux comme on ferme les lèvres les colle et ne plus les écarte qui colle les rejoint et mange le cri de ça se taire et crier dedans quand ça lance la terre au visage du ciel
Ça. Le crie la fille de la longue file des filles qui tais-toi marchent en rangs et encore quelque part crient les imprécations l’annonce du bûcher des filles bruyantes et criantes la noyade des vieilles menées de temps et les mélanges d’herbes digérées des ventres gonflés des orgueils arrachés Dans leurs gorges une nuée de cris avalés et crachés qui avale et recrache le cri engourdi à la vue de la porte des limbes le jeu d’elle face au sort funeste des errements millénaires et la nuagerie des ciels convoqués trop tôt
Ça. Le cri la fin partie le tais-toi final et obsessionnel des lunes couchantes le cri tripartite des bouches filles aux dents frottées de sable et leur cri du fond de la scène malgré la neige qui fond partout et l’eau du lac qui remonte et la gorge grande ouverte et les cordes désaccordées par manque de pratique et le corps courbatu par manque d’entraînement cordes et corps pas à pas cri d’être seule sur la scène à chercher le chemin vers nulle part
Ça. Le cri coincée dans les fonds de faille la fille de la file des filles qui crie doit se taire se tait dans l’acte trois avant de mourir disparaître et personne la cherche le cri double trop doucement dans la muraille Et personne la cherche Et les caillasses avec le cri de guerre pas de mime seulement un cri au cœur des massacres et des non-sens de bande son en boucle et grincements des machines et cris de fille tais-toi T’es toi cri fille cascade d’écho
Nous aurions su la lourde main sans bras que brandit un œil sans iris, les narines que gonflent les péchés mortels, les lèvres que disloquent l’écart, les dents que déchirent la gerçure, ce qui fissure la tête d’instants murailles et de quoi elle est irrémédiablement éloignée.
Yeux de chats maigres ou d’oiseaux soudains, paupières d’asphalte inégale dégringolant et trahissant les joues, front de lèvres brûlant le gosier, effondrement ovale dans le reflet d’une flaque d’huile.
Lézarde, incision de trous d’air aux épaules rentrées, durement atteinte, mordue, froide, vulnérable à la déchirure d’un ciel de tourmente tectonique.
Fond d’une gerçure, là où les os crâneurs s’emparent des bruits de la nuit, là où temporal et occipital cisaillent aux sources des jours, là où sphénoïde et ethmoïde inventent pour les confondre dedans et dehors, là où, lanceur d’imprécations triviales, propagateur de non-sens en boucle, frontal, gonflé des caillasses des massacres, s’exile chez des inconnus sans bouche, officiant à la noyade des visages.
Codicille : Une formule qui unifie, et des changements à la marge qui en découlent.