Une fois, nous marchions dans la nuit. Nous n’y voyions rien, nous n’avions pas de lumière. Nous n’y voyions rien, nous n’en avions pas besoin. Le chemin était large, nous le savions, nous le connaissions. Le chemin était large, il nous suffisait d’avancer doucement, d’explorer avec le bout du pied pour être sûrs qu’il n’y ait pas d’obstacle, puis de le poser doucement pour être sûrs qu’il n’y ait pas de trou. Nous prenions appui. Nous faisions un pas, puis nous recommencions. Nous avancions lentement, comme ça, en enchaînant les pas délicats. Nous avancions lentement, comme ça, c’était notre façon d’avancer. Nous n’étions pas pressés et nous avions tant de choses à nous dire. Sortant de la nuit obscure, nos paroles n’avaient pas besoin de lumière pour s’écouler. Nos paroles avançaient bien plus vite que nous dans la nuit.
Une autre fois, nous avancions à l’envers dans la nuit. Nous avancions à reculons, nous reculions. Nous marchions en reculant dans la nuit. Nous n’y voyions rien, nous n’en avions pas besoin. C’était le même chemin large qui conduisait à notre maison ou qui permettait de la quitter, et que nous avions l’habitude de parcourir l’été, l’hiver, sous la pluie, sous la neige, le jour. Et la nuit donc. Nous n’avions pas besoin de tourner la tête, nous n’y voyions rien. Le chemin était large, il nous suffisait de reculer doucement, d’explorer avec la pointe du pied ce qui se trouvait derrière nous, de poser la pointe de la chaussure, d’enrouler le pied et de prendre appui. Nous faisions un pas comme ça, à reculons, puis nous recommencions. Nous reculions doucement, comme ça, c’était notre façon d’avancer. Nous avions beaucoup de choses à nous dire, des choses qui nécessitaient de marcher à l’envers pour être dites et pour être entendues. Nos paroles reculaient bien plus vite que nous dans la nuit.
Une autre fois encore, nous marchions à l’envers de la nuit. Nous, nous marchions normalement. Lentement, parce qu’il faisait noir et que nous n’avions pas de lumière, mais nous marchions normalement dans la nuit. C’était la nuit qui avançait à l’envers. Au lieu de se diriger vers le matin, elle se dirigeait vers le soir. La nuit marchait à l’envers et nous, nous marchions à l’endroit dans cette nuit. Nous faisions bien attention à chacun de nos pas de ne pas trébucher sur un obstacle, nous explorions avec le pied si la voie était libre, si nous pouvions avancer. Nous ne voulions pas tomber dans cette nuit qui avançait à l’envers parce qu’on y aurait facilement perdu nos repères et quand on se serait relevé, on n’aurait pas su par où avancer. La nuit aussi reculait avec prudence. Elle ne voyait pas où elle allait. Nous nous racontions des histoires à l’envers, des histoires qui commençaient à la fin et qui se finissaient au début. Nos histoires reculaient bien plus vite que la nuit.
Une autre fois, c’était nous qui étions à l’envers. Nous étions à l’envers et nous marchions dans la nuit. Nous n’y voyions rien, nous n’avions pas de lumière. Nous n’y voyions rien, nous n’en avions pas besoin, nous étions à l’envers. Nous marchions sur les mains lentement dans la nuit noire sur le chemin que nous connaissions. Nous avancions doucement comme ça, la tête en bas, en marchant sur les mains et en prenant garde de ne pas trébucher. Nous parlions aussi. Nous parlions beaucoup. Nous parlions à l’envers de choses dans la nuit pendant que nous avancions à l’envers. Nous prononcions des mots à l’envers. Pas seulement parce que nous marchions sur les mains, mais aussi parce que les mots qui sortaient de notre bouche étaient vraiment à l’envers. Nous commencions à prononcer chaque mot par sa dernière lettre et nous finissions par la première. C’est pour cette raison que nous marchions l’envers, pour pouvoir dire et entendre des mots à l’envers. C’est difficile de parler à l’envers mais nous parlions bien plus vite que ce que nous marchions à l’envers.
Mais la plupart du temps, lorsqu’il faisait nuit, nous restions à la maison. La plupart du temps, nous n’avions rien à nous dire.

Un tout gros coup de cœur pour les deux premières strophes et le final, perso, même si l’ensemble est vraiment superbement imaginé, merci, Jean-Luc. Un texte à dire absolument. A la relecture, oui, les quatre strophes, tu as raison.
Merci Anne. Étranges sont les chemins sur lesquels François nous entraîne.
Avancer à l’envers dans la nuit… magnifiquesavec ces répétitions, et une fin géniale « Mais la plupart du temps, lorsqu’il faisait nuit, nous restions à la maison. La plupart du temps, nous n’avions rien à nous dire ».
Merci Jean-Luc
Merci Raymonde. Écrire en rêves, c’est aussi laisser au texte la possibilité de se laisser aller…