Boost #10 | et encore au-delà

Aller  ! Plus bas, plus bas… Plus bas que le creux des racines, plus bas que le silence des pierres, plus bas que la rumeur sourde des nappes invisibles. Sous la croûte, sous la motte, la chair même de la terre. Glisser sous la poussière qui s’accroche aux cils, sous l’humus moite des feuilles mortes, sous la glaise des pensées, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien que le poids sourd des choses enterrées. Plus bas, jusqu’à ce que l’air lui-même renonce à nous, jusqu’à ce que le souffle devienne roche, jusqu’à ce que l’ombre gratte sous la peau et qu’on ne sache plus si c’est elle ou nous qui veut s’arracher.

Plus bas, toujours plus bas, là où les mots trébuchent avant même d’exister, où la gorge s’emplit de terre, de silence, où même les souvenirs ne peuvent plus descendre sans s’y effondrer. Là où le silence pèse plus lourd que l’air, plus lourd que les racines, dont la forme rappelle celle d’un os qu’il faut scier pour mettre le corps en terre.

Plus loin, plus loin… Plus loin que la pièce close, les murs lézardés, la poignée de porcelaine froide que plus personne ne tourne. Plus loin que les couloirs sans fin, les portes qui grincent, les souvenirs évanouis. Plus loin vers l’espace qui se dilate, vers l’enfilade des lieux désertés où les pas résonnent sans écho, vers la lumière tremblotante qui vacille derrière l’ultime battant, celui qu’on n’ose plus ouvrir depuis longtemps.

Et au-delà… Et au-delà, et encore au-delà… Des corps figés par l’attente, des visages qui n’ont plus de traits, des gestes retenus, inachevés, dissous dans l’air épais. Au-delà de la peur couchée sous le lit, tapie dans les recoins de l’appartement, au-delà de l’angoisse sans nom qui serre la gorge et fait plier les genoux, au-delà du frisson qui s’immisce dans la nuque en attendant son heure. Au-delà de ce qui ronge sans bruit, de ce qui efface les jours les uns après les autres, tout ce qu’on croyait immobile.

Se hâter… Se hâter malgré la bouche pleine de silence, malgré l’air coupé en morceaux, malgré les épaules tendues comme des arcs, les jambes tremblotantes. Se hâter d’un pas incertain, le souffle court, les yeux fixant l’ombre à défaut d’horizon, espérant détourner le regard. Se hâter sans savoir où aller, se hâter pour ne pas rester là, dans l’attente immobile, dans la nuit épaisse.

Aller  ! Plus bas, plus bas… Jusqu’à la racine du vertige, jusqu’au noyau friable de la mémoire, jusqu’au mot effacé avant même d’avoir été pensé, jusqu’au décrochage d’avant le langage. Plus loin, plus loin… Jusqu’à la faille, jusqu’à la fracture, jusqu’à l’éclat du jour qui vacille, au bord de l’effondrement. Et au-delà, et au-delà… Là où le temps s’est dissous, là où le vide devient chez soi, une chambre sans mur, là où la lumière arrache les contours et fait disparaître les formes.

Se hâter… Se hâter vers ce qui appelle sans voix, vers ce qui repousse sans force, vers ce qui demeure là, informe, sans fin, sans nom. Se hâter vers ce qui ne s’atteint jamais mais laisse à désirer.

A propos de Philippe Diaz

Philippe Diaz aka Pierre Ménard : Écrivain (Le Quartanier, Publie.net, Actes Sud Junior, La Marelle, Contre Mur...), bibliothécaire à Paris, médiation numérique et atelier d'écriture Comment écrire au quotidien : 365 ateliers d'écriture, édité par Publie.net http://bit.ly/écrireauquotidien Son dernier livre : L'esprit d'escalier, publié par La Marelle éditions Son site : Liminaire

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