
Mon existence (deuxième esquisse)
Ève courait comme tous les matins de la semaine sur le chemin pavé le long du vieux port, elle écoutait avec ses écouteurs sa playlist : coup de cœur de janvier, les morceaux les plus écoutés du mois précédent. Elle portait bien ses cinquante-cinq ans, les hommes assis sur les terrasses la regardaient longuement, elle avançait sans un mouvement de tête vers son but. Elle fit demi-tour après avoir dépassé un panneau d’affichage qui vantait les progrès de la dernière version d’un logiciel :
« The Dog: Le gardien de votre maison, la version treize vous attend, un ami unique qui fera tout pour vous ».
Après le port elle remonta le chemin des remparts, elle posa son téléphone sur la serrure, elle entra et une fois la porte refermée, elle mit ses écouteurs et son mobile dans la coquille de noix de coco sur l’étagère du salon, elle s’immobilisa pour écouter les bruits de la maison, tout était silencieux, elle se douta que Gabriel était parti à l’hôpital, alors elle dit doucement :
— Ma playlist « Maison » s’il te plaît.
Dans toutes les pièces on entend à un volume raisonnable, un morceau calme et joyeux : Calm Down de Rema et Eve se met à danser doucement en reprenant les oh, oh, oh et les Whoo, Whoo, Whoo et les low, low, low, low. Ève monte au premier étage en chantant. Elle se déshabille et avant d’entrer dans la douche, elle dit :
— Trente-sept degrés s’il te plaît.
Elle entra dans la douche et l’eau coula sur elle, elle sentit ses muscles se détendre, elle aimait ce moment, elle eut la maison pour elle seule comme tous les lundis matin, elle se dit qu’elle avait le droit à ce moment de liberté. Elle sortit de la douche, elle entendit Don’t Wait Up de Midnight Generation et nue elle s’amusa devant la glace à imiter avec sa bouche les bruits du Vocoder, puis elle se dit :
— Tu sais que t’es pas mal.
Et sur le haut du miroir apparut une bande de ronds lumineux rouge et or qui s’alluma et s’éteignit au rythme de la musique.
Elle alla dans sa chambre pour s’habiller. Elle se rappela son rendez-vous dans une heure avec Marvin, elle choisit des vêtements simples qu’elle enfila avec Were Are One de Tom Hillock. Elle redescendit au salon et debout devant le grand miroir sur pied, elle repensa à cette pâte humaine qui la faisait et elle revit son visage il y a quinze ans, elle était belle, sa peau était encore lisse et unie, tout se tenait et le blanc de ses yeux étaient en nacre, ses cheveux étaient souples et légers, elle ne faisait pas de teinture, elle n’avait rien à cacher alors quand aujourd’hui elle voyait les années qui étaient passées, sa peau détendue au cou, ses oreilles qui pendaient un peu plus, ses paupières qui tombaient un peu, l’éclat de ses yeux qui n’était plus celui d’avant, les rides qu’elle combattait tous les jours avec des crèmes, ses sourcils qui poussaient de travers et ses cheveux qui blanchissaient et se raidissaient, qu’elle était obligée de couper un peu plus à chaque passage chez le coiffeur, cette teinture sur sa peau qu’elle détestait, les racines qui n’arrêtaient jamais, les taches sur ses mains et son visage qui apparaissaient un peu plus chaque année et qu’elle cachait sous une couche de mascara de plus en plus épaisse ; elle pensa à Marvin et elle espéra qu’il ne devine pas le combat qu’elle menait chaque jour et qui devenant de plus en difficile. Elle aimerait être devant lui simplement, sans tous ces artifices, mais la peur la saisit ; elle secoua la tête, elle souffla longuement puis elle dit à haute voix :
— Comment tu me trouves aujourd’hui ?
Et sur le miroir elle vit en surimpression apparaître un smiley de la taille d’un ballon de basket qui lui fit un clin d’œil et la musique changea, elle entendit Superstar de Jamelia :
…
I’m feeling some connection to the things you do
Je ressens une certaine connexion avec les choses que tu fais
You do, you do
Que tu fais, que tu fais
I don’t know what it is
Je ne sais pas ce que c’est
That makes me feel like this
Qui me fait me sentir comme ça
I don’t know who you are
Je ne sais pas qui tu es
But you must be some kind of superstar
Mais tu dois être une sorte de superstar
Cause you got all eyes on you
Parce que tous les yeux sont rivés sur toi
No matter where you are
Peu importe où que tu sois
…
Elle se força à sourire puis elle dit au miroir :
— Depuis ta dernière mise à jour, tu es un autre. Merci.
Elle alla à son bureau, elle ouvrit son Mac, regarda ses mails, elle découvrit que lundi matin deux rendez-vous avaient été annulés, elle se dit qu’elle en profiterait pour faire un peu de shopping en ville. Elle regarda un site de vente privée et elle lança un épisode d’un podcast littéraire : une écrivaine expliquait son processus d’écriture, elle commentait les grands moments de sa vie, elle évoquait ses influences et ses goûts d’aujourd’hui. Eve appréciait toujours quand une artiste expliquait son travail quotidien, cette difficulté et cette passion qui croisaient le fer, elle avait l’impression d’être privilégiée, que l’artiste s’adressait à elle particulièrement, qu’elle serait la seule à comprendre le tour de magie. Elle regarda l’heure en haut de l’écran : onze heures, dans quinze minutes elle retrouverait Marvin, elle savait qu’à cet instant elle guetterait son regard, et elle espérait qu’encore une fois le miracle aurait lieu.
Il était là devant le cinéma, c’était lui qui avait choisi de revoir ce vieux film restauré. Elle ne serait pas venue il y a quelques semaines, mais depuis qu’elle se répétait son nouveau mantra, elle osait. Elle avait dit oui pour cette séance en fin de matinée, le soleil était là, le parking presque vide, mais elle avait envie d’être avec lui dans le noir. Alors en s’approchant de cet homme qui regardait les affiches des films présents en salle, elle se dit encore une fois :
-Et si c’était facile.
Elle avait découvert ses mots dans un livre, et derrière ces mots il y avait cette idée que face à une épreuve à venir, plutôt que de voir en premier les difficultés réelles ou imaginaires ( et pour en inventer elle était douée) qui se présenteraient, et qui presque toujours l’empêchaient de faire et de vivre, il lui suffisait de mettre en avant ce qui était facile, et si elle avait hésité, il lui avait fallu admettre qu’effectivement il y avait toujours des actes ou des mots qui étaient faciles à dire ou à faire ; les difficultés et les peurs ne disparaissaient pas, elles étaient là, au fond du tableau, mais elles ne cachaient plus comme un rideau épais les possibles et depuis sa vie avait légèrement changé de cap, alors elle respira longuement et elle lui dit :
Coucou, c’est moi.
Il se retourna, elle vit ses yeux et son cœur s’envola un peu.
Alors sans dire un mot ils allèrent prendre leurs billets, ils arrivèrent dans la salle, les lumières étaient déjà éteintes, et le temps disparu.
Elle ne souvenait plus qu’elle main avait pris qu’elle main, le film n’avait plus été qu’un jeu de lumières et de sons, elle sentait encore la chaleur de sa main sur son corps. La nuit était tombée, elle était de retour, elle souriait et elle regarda le miroir du salon où elle vit deux grands yeux d’or qui s’ouvraient et la tête d’un gros molosse qui souriait, il ressemblait beaucoup au Bulldog du dessin animé Tom et Jerry, qu’elle regardait enfant. Elle dit :
— Ça va toi. Moi je suis heureuse.
Le Bulldog la langue pendante remua son corps d’un battement régulier, une musique douce envahit la maison, elle monta pour une nuit de rêves au son d’une chanson romantique italienne Sapore di sale :
…
Sapore di sale
Goût de sel
Sapore di mare
Goût de mer
Che hai sulla pelle
Que tu as sur la peau
Che hai sulle labbra
Que tu as sur les lèvres
Quando esci dall’acqua
Quand tu sors de l’eau
E ti vieni a sdraiare
Et que tu viens t’allonger
Vicino a me
Près de moi
…
Le Bulldog consulta les derniers messages arrivés et il activa l’alarme au rez-de-chaussée.
Le réveil sonna à sept heures, elle se leva et prit son petit déjeuner. Elle n’était pas vraiment présente, son esprit était encore un peu au cinéma. Elle partit, sans aller embrasser Gabriel dans son lit, elle y pensa sur les quais et elle se sentit un peu coupable. Elle avait déjà regardé plusieurs fois son téléphone, elle s’empêchait de le consulter à chaque fois trop longtemps, mais si elle avait pu, elle serait restée collée à l’écran toute la journée, attendant un message de sa part.
Elle gara son vélo dans le parking à l’arrière du cabinet où elle exerçait, et en attachant son antivol elle se demanda :
mais dans quoi tu t’es lancé, tu crois qu’on refait sa vie à ton âge, t’es complètement dingue ma pauvre fille.
Ce pauvre fille qui la blessait un peu plus, ce pauvre fille que lui disait trop souvent son père. La matinée passa, elle soigna deux caries, posa un implant, elle avait lutté pour rester concentrée, et la bonne élève qui ne voulait jamais décevoir son père avait passé l’épreuve avec facilité. Elle n’avait pas envie de parler, en elle la vie était arrêtée, alors elle prétexta une course à faire pour ne pas déjeuner avec son assistante.
La semaine passa, ni l’un ni l’autre n’avaient envoyé de message, ou appelé.