#boost #07 | Conjugaison des conjurations

Humidifier le bout de ses doigts au moment de remonter ses chaussettes sous les talons. Opérer la même suite de gestes pour se laver ou se raser, procéder toujours dans le même ordre, sans savoir ni pourquoi, ni d’où vient ce geste. Fermer les yeux au moment du décollage d’un avion et faire défiler dans sa tête une succession d’images d’explosions, la carlingue qui se déchiquette en altitude, les corps éjectés de l’habitacle avec une violence inouïe. Quand on ouvre à nouveau les yeux, le plus dur est passé, passons à autre chose. Fermer les yeux et soudain rien n’est plus pareil. Ne pas tourner la tête ou baisser les yeux au moment où quelqu’un nous interroge. Regarder droit devant soi, le regard flottant, espérant en vain échapper à la question. Ne jamais éteindre la chaîne Hi-FI avant la fin d’un morceau de musique. Uriner dès que c’est possible, en se souvenant de ce précieux conseil de Jacques Chirac, entendu dans une interview, et dont la sagesse se confirme chaque jour où, contre toute attente, on risque de se retrouver sans la possibilité de le faire. Ne pas utiliser de cartes pour se promener dans une ville qu’on connait déjà mais dont on espère trouver des endroits encore méconnus, et dans celles qu’on visite pour la première fois. S’aider d’un plan dessiné à la main pour mémoriser l’accès aux lieux d’une ville qu’on ne connaît pas. Ne jamais lire un livre sans l’avoir feuilleté au préalable, en lisant la première et la dernière phrase, en survolant le reste. Parler avec les mains tel un moulin à paroles. Demander systématiquement s’il y a quelqu’un à haute voix en entrant dans une pièce sombre, même si l’on est persuadé d’être seul dans l’appartement. Le soir, se coucher sur le côté droit, mais ne jamais s’endormir sans s’être retourné au moins une fois du côté gauche. Retenir sa respiration lorsqu’on croise quelqu’un qui vient d’éternuer quelques mètres avant de nous croiser. Ne jamais descendre un escalier sans penser à la chute, voir la scène en contreplongée, le corps qui roule, la tête qui cogne contre le béton, le craquement au sol de l’os de la cheville. Balancer son corps d’avant en arrière quand on écoute quelqu’un lire son texte à voix haute, une manière d’en accompagner le rythme avec ses mouvements réguliers. Compter jusqu’à trois, mais sauter à deux.

Codicille : Parfois, à force de répéter certains gestes pour conjurer le sort, pour repousser la peur, ces gestes deviennent quotidien et finissent par devenir des routines. Parfois, à force de ne pas être racontées, certaines choses se cristallisent en nous et se transforment en secrets. Parfois, ces secrets se révèlent en cascade quand on commence à en dresser la liste, dans le désordre de l’inventaire.

A propos de Philippe Diaz

Philippe Diaz aka Pierre Ménard : Écrivain (Le Quartanier, Publie.net, Actes Sud Junior, La Marelle, Contre Mur...), bibliothécaire à Paris, médiation numérique et atelier d'écriture Comment écrire au quotidien : 365 ateliers d'écriture, édité par Publie.net http://bit.ly/écrireauquotidien Son dernier livre : L'esprit d'escalier, publié par La Marelle éditions Son site : Liminaire

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