Amas de têtes, empilées sans ordre, l’une dévorant l’autre, dans un combat déloyal, mâchoire collée, peau à peau, indistincte, dans la masse qui s’étire, l’ombre prolifère, absorbe tout sur son élan. C’est à peine si tu oses les regarder en face, tes voisins. Difficile de les nommer ainsi, dans la tension de leur expression. Tendus, nerveux, fuyants. Dans la proximité du lieu clos, tout se trouble. Face à face. Exagération des rides, à la commissure des lèvres un fossé se creuse. Une rage sourde. Un non-dit. Secret trop longtemps caché. Peut-être une crispation passagère ? Une douleur ? La gêne s’installe et déforme tout. Avec exagération. Traits étirés, allongés, pervertis. Têtes sans contour, creusées de l’intérieur, trouées de visages affaissés, repliés sur eux-mêmes, regards vides, les yeux fixes qui ne cherchent rien d’autre qu’à disparaître, enfoncés dans une densité molle et mouvante. Une mise en orbite que personne ne comprend. Des visages, des figures. Chacun pour soi, en dedans des lignes ennemies. Rien ne s’arrête, rien ne se fige, tout s’entrelace, à droite, à gauche, lente mastication du multiple qui fait perdre la tête. Un œil absorbé par un autre œil. Une peau qui n’appartient plus à l’épiderme. Une bouche ouverte qui s’étire et ne parle pas, béante, perdue dans la matière même qui l’engloutit, une volonté qui se dissout dans le grand tout indistinct. Dans l’obscurité du confinement, les distances s’atténuent. Têtes livides, surfaces creusées, trace brève d’un passage, spectres d’un éclat fugitif. Une ombre au tableau. Difficile de voir les choses en face. La gêne efface tout. L’esquive est une issue de secours. Un front élargi efface les visages à ses côtés. Les os brisés. L’attente vaine. Une peau sans âge, sans épaisseur. Cheveux gras. On ne bouge pas, tout s’accélère en dedans. Un mouvement arrêté net à l’instant de sa venue. Un cri qui ne parvient pas à sortir. Pas de couleur, ni d’échappatoires, mais des ombres coulées dans le noir souterrain. Un trait effacé avant d’être tracé. Un étirement du néant sur la matière du jour. Quelque chose s’étend qui nous blesse. Quelque chose nous emporte et laisse en arrière ce qui ne sera jamais vu. Ce qui nous entête, mais demeure à la surface de son expression. Dire sans rien dire. Un visage défiguré par la présence des autres qui nous dévisagent au lieu de nous regarder, en face.
2 commentaires à propos de “#boost #06 | Des visages, des figures”
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tableau bien extraordinaire, inoubliable, auquel je suis souvent revenue pour l’interroger. qui pourrait n’être que ce que l’on voit/vit parfois dans un RER B, et qui en évoque d’autres.
« Au nom de quoi peut-il dire qu’il a un corps ? Au nom de ceci qu’il le traite à la va-comme-je-te-pousse, il le traite comme un meuble. Il le met dans des wagons par exemple et là il se laisse trimbaler. C’était quand même vrai aussi, ça commençait à s’amorcer quand il le mettait dans des chariots. » — JL, conférence nord-américaine, 1975
Une mise en orbite que personne ne comprend. Des visages, des figures. Chacun pour soi, en dedans des lignes ennemies. Rien ne s’arrête, rien ne se fige, tout s’entrelace, à droite, à gauche, lente mastication du multiple qui fait perdre la tête. Un œil absorbé par un autre œil. Une peau qui n’appartient plus à l’épiderme. Une bouche ouverte qui s’étire et ne parle pas, béante, perdue dans la matière même qui l’engloutit, une volonté qui se dissout dans le grand tout indistinct. Dans l’obscurité du confinement, les distances s’atténuent. Têtes livides, surfaces creusées, trace brève d’un passage, spectres d’un éclat fugitif. Une ombre au tableau.
Merci beaucoup Véronique, très heureux que ce texte vous touche, j’avoue que j’ai un faible pour lui, sans doute aussi pour toutes ces raisons, ce qui chavire du corps, du visage, dans ces instants de proximité, de promiscuité, dans ce qu’on appelle encore les transports en commun.