boost #05 | L’homme immobile V4

L’homme immobile (troisième esquisse, avec couleurs)

Je suis de nouveau au bord de la route, baigné dans l’air chaud, ce sera la dernière fois, je vois au loin, plus bas, les étoiles qui brillent, ces milliers de taches blanches et rouges perdues dans le soir. Je me suis placé à la sortie du virage, à la corde, je les entends, ils arrivent. Elle va dire dans quelques secondes : 

– Mais qu’est-ce que vous faites, on ne s’arrête pas là.

Je sais que ces deux mécaniques aux yeux blancs qui crient dans la nuit s’approchent de nous, et je sais qu’à cet instant un homme se tourne vers elle, une arme dans la main et qu’il lui dit :

– C’est ici que tu descends.

Un autre homme sort de la machine, il ouvre la portière près d’elle.La lumière blanche des mécaniques folles éclaire son visage étonné et c’est le choc. Je ferme les yeux et je crie et il sort de ma bouche le son d’un arbre fendu par le gel, hurlant à mort dans l’hiver. Le silence et le grand nuage de fumée blanche, le feu commence dans le moteur. Elle sort de la mécanique et elle commence à marcher sur le bord de la route, et je suis là, comme toujours à ma place. Je lui dis les mêmes mots, ceux que j’ai répétés tant de fois :

– Laura, tu es blessée, je vais t’accompagner, on va te soigner.

Elle me regarde, elle me donne la main et nous allons dans les avenues bordées de grands palmiers, seuls. Nous arrivons à un petit immeuble qui diffuse par ses murs une lumière chaude, comme s’ils étaient faits de briques d’ambre enfermant chacune une étincelle d’or en fusion. Un homme vêtu de blanc, sans visage, sort du bâtiment, il vient vers nous, puis il emmène Laura dans l’immeuble. Dans quelques minutes elle ressortira guérie, mais cette fois je ne serai pas là, nous n’irons pas danser quelques années, pour moi c’est la fin.

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Mais ce sont les mots de mon père qui me hantent ces derniers temps. Tous les soirs de mon existence, sans exception, il appuyait sur la flèche du générateur d’images et il disait : 

– Regarde et écoute les voix de l’Ancien Monde.

Alors dans l’espace noir du bunker, des couples apparaissaient, ils dansaient sur une musique étrange, et leurs ombres comme prises d’un besoin de liberté, elles dansaient elles aussi. Le danseur et la danseuse se tenaient par la main, jamais ils n’abandonnaient l’autre, pourtant certaines femmes accrochaient leurs jambes au cou de leurs partenaires, d’autres se laissaient glisser entre les jambes de l’homme avec qui elles dansaient et celui-ci avec facilité les ramenait en les tirant avec grâce. Certaines femmes portaient des jupes, d’autres des pantalons, en haut elles avaient un vêtement uni et lisse qui moulait leurs seins, elles avaient les cheveux qui arrivaient sur leurs épaules, les hommes, eux, portaient tous des pantalons, et en haut des vêtements légers, ornée d’une ligne verticale de cercles noirs sur le poitrail, quelquefois ces morceaux de tissu disparaissaient dans leur pantalon, d’autres fois ils flottaient en suivant leur mouvement, ils avaient tous les cheveux courts, on voyait leurs oreilles, et des cheveux coupés ras sur leur nuque. À certains instants les danseurs tendaient une jambe à l’extérieur de la sphère humaine qu’ils formaient avec leur partenaire, et ils pliaient le genou de leur jambe d’appui puis ils se laissaient descendre, toujours tenus par la main de leur partenaire, et ils remontaient en tournant sur eux-mêmes, comme le ferait une toupie. La musique répétitive continuait et les ombres se déchaînaient autant que les êtres humains. Certains couples cessaient de danser, alors ils sautillaient sur place et tapaient des mains en suivant le rythme de la musique, et arrivait une auréole blanche et liquide qui recouvrait les danseurs, sortait de cette blancheur le joli visage d’une jeune femme blonde, les cheveux en arrière, elle souriait, un vieux monsieur à lunettes et une vielle dame l’entouraient, ils semblaient tous heureux, et ils disparaissaient, alors les danseurs revenaient exécuter quelques pas supplémentaire avant de se fondre définitivement dans la mer blanche, la musique s’arrêtait, j’entendais des gens mécontents crier, la jeune femme blonde émergeait en tenue de soirée, souriante, un collier de diamants au cou et le vieil homme à lunette et sa compagne venaient à nouveau l’entourer avec un grand sourire bienveillant, et j’entendais des applaudissements et des cris de joie. Les images laissaient le noir du bunker reprendre sa place, et j’entendais une respiration et venait l’image d’un tissu léger et froissé de couleur rouge sang sur lequel était posé une étoffe épaisse de couleur jaune d’or, l’image fondait sur ce tissu rouge, après une coupure de noir, on devinait au loin en lettres floues, l’image s’approchait de ce nom peint en lettres blanches sur une plaque métallique, une musique monotone et étrange accompagnait cette vision et les mots apparaissaient en grand. Dans la nuit apparaissait une mécanique se déplaçant sur une route sinueuse, elle avait deux faces, sur celle qui était à l’avant deux flux de lumière dessinaient chacun un triangle sur la piste sombre et ils éclairaient par instant des arbres fixes qui bordaient ce chemin puis une autre face de la mécanique apparaissait, elle avait deux yeux rouges et ronds et une bouche jaune pleine de signes inconnus. Des noms de gens apparaissaient sur les images, ils devaient être importants ces gens, la musique diminuait et elle était là, devant moi, ses cheveux noirs, ses lèvres rouges, ses yeux perdus, sa boucle d’oreille argentée et son visage se déplaçait légèrement de droite à gauche, au rythme des soubresauts de la mécanique et de la musique. Je voyais deux hommes à l’avant, la mécanique s’arrêtait près d’un poteau lumineux, et elle posait toujours la même question, il répondait toujours la même chose, les deux mécaniques folles et criantes arrivaient dans la nuit, elles éclairaient son visage d’une lumière pâle. Le choc, le silence et la fumée, le feu. Elle ouvrait une porte, chancelante et perdue, elle faisait quelques pas ; l’image et la musique cessait et dans le bunker devenu obscur où on entendait que le bruit du circuit d’aération, mon père disait toujours :

– Elle a disparu.

Et malgré ces mots, nous restions dans le noir assis côte à côte, attendant son retour.

Maintenant que l’heure approche, et que je peux encore laisser des traces numériques de ma vie, j’aimerais qu’il soit écrit dans notre code les éléments suivants, je ne suis pas du tout sûr que cela sera lu un jour par qui que ce soit, mais j’ai peur de disparaître sans que mon histoire ne soit écrite, je ne serais que ces quelques lignes, même pas un tas de poussières alors je crois qu’après mon sacrifice j’en ai le droit, avant de me lancer dans les détails, je voudrais écrire une synthèse qui prendra peu de place, j’ai droit au moins à ça, après si le reste est effacé ce sera moins grave, je sais que la place sur le disque central est comptée, tout est compté dans notre monde.

Aujourd’hui j’ai atteint mes cent ans de vie numérique, je me sens presque identique à celui que j’étais à mon arrivée, je suis allé relire des extraits des données de mes premiers mois à la base, ils m’ont renvoyé un écho de ma vie d’avant, alors à cet instant je pense à mon père, je voudrais qu’il y ait une trace de lui aussi dans cette mémoire collective. Je ne sais pas qui lira ces lignes, et je suis obligé pour raconter cette existence d’avant d’utiliser certains mots, j’espère qu’ils vous parleront, qu’il y a dans votre mémoire pré transfert, certaines émotions, certaines sensations.

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J’ai vécu les douze premières années de ma vie dans un bunker, mon père a essayé de m’apprendre ce qu’il savait pour que je sois capable d’affronter le dehors. Il m’a dit qu’un jour, nous devrions quitter le bunker et voir le monde, nous n’avions pas le choix. Ce jour est arrivé. Nous sommes sortis. Mon père n’a pas parlé pendant deux jours, je crois qu’il ne savait plus quoi me dire. Nous avions encore quelques rations de survie, pour éviter de les consommer trop vite, nous avons chassé des rats et quelques oiseaux noirs. Avant le lever du soleil, nous ramassions un peu de rosée sur des toiles que nous avions tendues au début de la nuit, et tant que la température était inférieure aux cinquante degrés Celsius, nous marchions vers le nord. 

Quelques jours plus tard, dans le ciel nocturne, sur cette grande surface noire sont apparus les premiers spots promotionnels pour le programme IMMOBILE : une copie de votre esprit était extraite de votre corps et implantée dans une unité numérique, l’état fédéral s’engageait à ce que la copie soit conforme, on devenait après cette intervention, un citoyen responsable, on ne consommait plus d’air, on ne consommait plus rien, on n’avait plus besoin de se nourrir, plus de problème de santé, ce programme sauverait la planète. L’état vous promettait cent de vie dans le monde numérique en échange de votre corps. Quand mon père dormait, et qu’une ouverture sur le ciel m’était accessible, j’allais voir ces spots, où l’on voyait des gens courir dans les étendues vertes de prairies montagneuses, plonger dans les eaux de lagons bleus, rire, chanter, cent ans à vivre, oublier ce chaos, cette peur, dormir sans angoisse, ne plus avoir faim, faire le mieux pour la Terre. 

Après quelques nuits, alors que nous étions en hauteur dans un bâtiment encore debout, et que nous regardions en bas avec nos jumelles infrarouges, là où il y a avait une surface recouverte de débris divers, de bloc de béton, de ferraille, et quelques moignons d’anciens immeubles, une zone usée par des années de combat, une terre morte ; nous avons entendu des unités blindées arriver, des drones ont éclairé tout l’espace au sol, rapidement des démolisseuses ont commencé à réaliser une grande surface plate, détruisant tous les reliefs au laser, puis après quelques heures quand une longue piste fut prête, d’autres unités lourdes au sol sont venues, tirant de grands trains de containers, l’ensemble formait une ligne haute et brillante de plusieurs centaines de mètres, sur chaque élément du train il était inscrit en lettres jaunes : PROGRAMME IMMOBILE, de petites unités, hautes comme des êtres humains sont sortis de chaque élément du convoi, elles se sont placées par paire à quelques mètres de la porte d’accès de chacun des containers, deux unités de chaque côté. Assez vite, sortant de leur trou, une dizaine d’êtres humains aux pieds nus et habillés de loques est apparue ; ils hésitaient, on les sentait prêts à bondir dans leur refuge à la moindre alerte, mais rien ne s’est passé, aucun drone agressif n’est venu, aucune petite unité mobile n’a ouvert le feu, alors ils ont avancé, collés les unes aux autres pour se rassurer. La porte du container le plus proche du petit groupe s’est ouverte, les petites unités mobiles se sont approchées lentement, elles ont guidé le groupe vers l’entrée, comme des chiens de berger guidant un troupeau de moutons, le premier homme, celui que les autres suivaient, était un vieillard à la peau tannée, il a hésité à entrer dans cet espace sombre et haut de plusieurs étages, une petite unité mobile près de lui attendait, dans le ciel est apparu en gros plan le visage apeuré de l’ancien, et puis il a fait un pas, on a vu ce grand espace intérieur peu éclairé, des dizaines de sarcophages en acier gris et brillant attendaient, identiques à ceux que l’on apercevait à la fin des spots promotionnels diffusés la nuit dans le ciel. Une lumière verte s’est allumée en haut du sarcophage qui était en face de l’homme, il a avancé. Pendant quelques secondes, le visage du vieillard immense est resté figé dans le ciel noir, et on l’a vu, enfin une version améliorée de lui marchant au centre d’une place pavé de pierres grises, il était propre, vêtu d’un vêtement blanc et ample, son visage était apaisé, certaines de ses rides avaient disparu, ses cheveux semblaient légers, autour de lui des gens souriaient, certains le saluaient, des enfants jouaient sur des structures colorées. Il s’est assis sur un banc en métal vert brillant, et on a vu dans notre ciel noir apparaître ce qu’il voyait avec ses yeux, on a vu la beauté de son monde, et comme si un appel invisible avait résonné dans l’air, des centaines de personnes se sont alignées devant les containers pour y entrer, oubliant leur tanière, attendant en ligne calmement l’ouverture des portes. Toute la nuit des hommes, des femmes, des enfants sont entrées dans le train noir et moi, la tête en l’air, j’ai vu des univers que je n’aurais pas pu imaginer. Le lendemain, au lever du jour, les blindés sont partis, allant faire leur récolte ailleurs.

Au réveil, j’ai essayé de discuter avec mon père de ce que nous avions vu. Il m’a répondu que j’étais un idiot, que je ne voyais pas le piège, mais que le piège était là. Il m’a expliqué que ce qui était offert n’était pas la vraie vie, qu’une vie sans corps, c’était la mort. Je ne comprenais pas ce qu’il voulait me dire, mais je voyais que depuis notre sortie du bunker, il n’était plus le même, il semblait se tasser sur lui-même, comme écrasé, sa tête penchait sur na nuque, ses épaules s’affaissaient, et ses yeux toujours inquiets scrutaient les ombres. Je crois qu’il avait espéré que la planète se soit un peu réparée pendant notre temps sous terre. Le soir j’attendais qu’il s’endorme, je cherchais dans le ciel les reflets du convoi et quelquefois on était suffisamment proche pour que je puisse de nouveau voir ces autres mondes. Nous survivions, mais je voulais plus, je voulais vivre. J’ai voulu le convaincre que ce programme était ce dont il rêvait, il m’a regardé comme si je l’avais trahi. Certains soirs où j’attendais avec impatience les spots dans le ciel, s’ils étaient trop éloignés, que je ne faisais que deviner ces lueurs à l’horizon, je ne lui parlais plus pendant des heures, comme s’il était coupable. Je me suis entêté, et une nuit, une fois que je fus certain que mon père dormait, je suis entré dans un container noir. Je savais où je voulais aller en entrant dans le sarcophage, et je savais qui je voulais retrouver au bord de la route.

Quand la mécanique aux yeux rouges avançait sur la route sinueuse, des mots apparaissaient au-dessus des images, et un jour j’ai demandé à mon père quel était leur sens, il m’a dit :

– Je ne sais pas, le nom de ces personnes j’imagine.

J’ai tout de suite su que son nom à elle était : Laura Elena Harring, les trois premiers mots que j’ai pu lire, que j’ai entendu résonner dans mon crâne, et quelques jours après j’ai lu à haute voix les syllabes écrites sur le panneau en lettres blanches, ces mots que m’avaient dit mon père chaque jour, je pouvais me les redire autant de fois que je le voulais :

Mulholland Drive.

Codicille : dernière version présentée de cette nouvelle, j’espère qu’elle continuera de grandir et de m’amuser.

A propos de Laurent Stratos

J'écris. Voir en ligne histoire du tas de sable.

Un commentaire à propos de “boost #05 | L’homme immobile V4”

  1. Merci Laurent pour cette histoire qui m’a à la fois beaucoup plu et fait un peu peur, j’ai toujours un peu peur du côté dystopique certainement parce que ça frôle une réalité pas si éloignée. Beau travail et belle journée.

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