Assise dans la salle d’attente, l’image était attendue, redoutée. C’est toi qu’on appelle, la secrétaire te remet les clichés dans une enveloppe blanche, tu souffles. C’est bon signe, sinon le médecin aurait demandé à te voir. La secrétaire ne lâche pas l’enveloppe. Le médecin va vous recevoir madame. Une torsion dans l’estomac te saisit. Sous l’estomac, en arrière, au dessus de l’utérus, tu ne sais pas trop mais ça comprime. Le médecin t’appelle. Tu entres en apnée dans son bureau, tu sens ton souffle aspiré vers le fond de toi, de l’air entre sans que tu puisses expirer, tu te vois comme un poisson hors de l’eau mais tu as l’impression d’être à des dizaines de mètres sous l’eau, là où les poumons se compriment, tu te raisonnes, c’est peut-être la procédure, tu t’assieds, tu vois la tête du médecin, tu entends sa voix, il y a une grosseur madame, c’est un peu embêtant, il te dit les centimètres, la localisation, tu sens la puissance de la compression qui t’interdit d’écouter, tu vas pour crier, tu serres l’enveloppe dans tes mains, tu la froisses, madame? madame? Essayer de souffler madame, tu ne souffles pas, quelque chose essaie de sortir de toi, ça pousse, ça bloque ça remonte, ça empêche, tu sens comme des sanglots, comme un cri qui monte de tes entrailles là où une grosseur a pris place, que tu veux expulser dans ce cri, comme à l’accouchement, tu penses à l’accouchement aux cris que tu poussais quand tu as donné la vie, mais rien ne sort, ça pousse, ça y est, tu vas crier, tu entends un non immense qui prend tout ton cerveau, ça cogne, ça résonne mais ce non ne devient pas voix, le non hurlé silencieusement est dans tes yeux affolés plongés dans les yeux du médecin, calmez-vous madame, le cri monte, tu n’entends rien de ce qu’il te dit, tu ne vois plus que ses lèvres bouger, il se lève, pose sa main sur ton épaule, ça y est, le cri va sortir, tu as les yeux fous, la bouche grande ouverte, tu te lèves, tu attrapes les bras du médecin, quelque chose pousse depuis loin en toi, tu ne cries pas, tu tombes, le médecin ralentit ta chute, tu n’as pas crié, à peine soupiré juste avant qu’il ne te retienne et accompagne ton corps inerte sur le sol.
11 commentaires à propos de “boost #05 | Le jour où tu as hurlé sans bruit”
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Merci pour cette montée en puissance, terrible.
Merci, on est témoin nous aussi de ce moment difficile, bravo.
Angoissant.
(j’ai pensé au film de Claire Simon {Notre corps} où lui est annoncé disons en direct le cancer qu’elle porte : on la voit elle, devant le bureau du médecin et en heurtant la table le bruit de sa tête… elle dit dans un entretien dans le canard : « En recevant mon diagnostic, j’ai été portée par toutes les femmes que j’avais rencontrées et c’est la raison pour laquelle je ne me suis pas jetée par la fenêtre. » (le médecin lui a dit alors « je m’occupe de votre cancer, vous occupez-vous de votre film » – plus tard, revoyant les plans avec son monteur, elle n’a pas supporté, il lui adit « je m’occupe de ton cancer, toi tu t’occupes du reste » : le cinéma comme un travail d’équipe – accessoirement, ici, je pense à cette « politique des auteurs » de Geneviève Sellier) – ces moments-là dans la vie – et aussi à Laurent et son texte du boost 4 – merci à toi Philippe
Merci Piero, je ne connaissais pas cette histoire de Claire Simon. Elle me touche.
Prendre et écrire à bras le corps la montée de la souffrance de l’autre, l’écrire comme un cri d’amour. Bouleversant. Merci Philippe.
Si exactement. Merci Philippe.
Merci Phillipe pour le partage de ce moment si terrible et si bien exprimé, avec beaucoup d’ acuité. Très fort de raconter comment monte le malaise de cette femme à l ‘annonce de son cancer.
Merci Carole pour ce retour
Merci Ugo. J’entends ce cri inarticulé.
Quelle progression dans ce qui monte jusqu’aux yeux, jusqu’au sang et qui sera stoppé net, une sacrée physiologie du cri avorté.