
Il faudrait une raison immense de s’indigner. Alors, nous crierions pour que notre cri dépasse au loin les murailles, qu’il atteigne les Anglais bourreaux de Jeanne, les Espagnols de Goya victimes de Napoléon. Sur une vitrine abandonnée du boulevard, le graffiti dit : SI JE CRIE SUFFISAMMENT FORT, IL Y A DE GRANDES CHANCES QUE L’OURS S’ENFUIT. Et juste à côté : LA MISOGYNIE TUE, LA MISANDRIE C’EST DE LA SURVIE. Vous avez certainement crié, autre Jeanne, quand Charles a tenté de vous effacer du tableau de Gustave — l’atelier du peintre— vous ne vouliez pas quitter la scène, vous auriez voulu faire fuir ces deux ours mais ils sont restés, ont fait leur basse besogne. Le temps vous sauve : petit à petit vous réapparaissez. Le temps c’est comme le cri, ça rend les ours impuissants, ça pourrait même les faire fuir. Il faudrait une immense raison de s’indigner, je ne sais pas, des enfants à la rue, des tortures, un dictateur, un amour qui s’en va et ne revient pas. Ou une raison immense d’avoir peur alors nous hurlerions et nous fuirions. Tu les entends derrière toi beau cerf du tableau de Gustave, tu les entends les cris des chiens, s’ils t’attrapent ils ne te laisseront pas vivre. Ne perds pas de temps à crier, à te retourner, fuis fuis, traverse un fossé gorgé d’eau, tourne, retourne, reviens sur tes pas, perds les, ruse, ils ne sont pas si finauds mais le temps joue contre toi, il joue pour ceux qui chassent en masse. Il faudrait une raison immense de s’indigner mais ce qu’on disait indignation dans le temps pas si ancien qui finit sous nos yeux, vaut il encore indignation. Crier ou fuir, indignation ou résignation, il doit bien y avoir autre chose à imaginer, à inventer pour les empêcher, pour faire fuir l’ours. Faisons vite, le temps nous prend des choses. Mis à part son passage, les dégâts qu’il cause, nous n’avons rien. Sans lui il n’y a rien.1
1 Rachel Kushner. Les lance-flammes. Stock 2013.