# Boost #03 | Un vide qui rien ne comble

La gorge se serre sans prévenir. On se croyait en sécurité tout à coup l’incertitude nous envahit. Ça commence par des picotements dans la nuque, avant de descendre jusqu’au ventre, s’insinuant par ondes successives, lentement, sans bruit, à travers tout le corps. Les muscles tendus, les épaules endolories, l’air se comprime brusquement dans la poitrine. Rien ne bouge, pourtant tout se tend en nous, se tord. Déflagration silencieuse. Le corps comprend ce qui se passe avant l’esprit, avant même qu’il sache ce qui s’est déclenché. Un frisson irrégulier, cette hésitation dans un pas, un mot à la place d’un autre, une seconde tout se trouble, le sol soudain paraît moins stable.
Les mots étaient là, prêts à sortir, à s’agencer en phrases claires, fluides, et soudain ils ne viennent plus, deviennent flous, inaccessibles. Si on insiste c’est pire, ils s’effacent. On les sent encore, quelque part, flottant à la lisière de la pensée, mais ils refusent de sortir, ils restent hors de portée, comme une langue étrangère qu’on maîtrisait plus jeune mais dont il ne nous reste plus que des bribes. Tout se morcelle, se déforme, échappe à notre contrôle. Et dans le silence qui s’installe en nous, quelque chose d’indicible s’épaissit, prend de l’espace. Toute la place.
Ce que l’on perd sans s’en rendre compte ne revient jamais tout à fait. Les visages familiers s’éloignent. Au début, ce sont de petits détails, un grain de voix qu’on ne perçoit plus, une intonation qui sonne faux lorsqu’on essaie de se la remémorer. Les contours des objets s’effacent. Les prénoms se diluent dans notre mémoire. Bientôt ce ne sont plus que des silhouettes lointaines que l’on croit reconnaître sans certitude. On fouille dans ses souvenirs. On cherche vainement quelques traces dans ces vestiges, des preuves que tout n’a pas disparu. Mais ce qui n’a pas été prononcé depuis longtemps ne surgit plus, et ce qu’on pensait inaltérable finit par ne plus être qu’un vide que rien ne comble.
Les nuits sont trop longues. Le silence épais, l’air immobile. L’obscurité cache quelque chose qu’on ne peut pas nommer, mais qui pèse et nous maintient dans l’incertitude. En retrait. On tend l’oreille, on retient son souffle. Chaque craquement, chaque ombre qui bouge derrière nos paupières closes devient présence. Le cœur bat plus fort, répercute une menace qui n’a pas de forme, qui n’a pas besoin d’en avoir. On voudrait se lever, allumer une lumière, mais le simple fait de bouger semble dangereux, comme si un geste trop brusque pouvait déclencher ce qui, jusqu’ici, reste silencieusement tapi dans la pénombre. Le couloir se prolonge plus loin que d’habitude, la porte entrebâillée semble ouvrir sur un autre espace que la pièce qui dans la maison nous est familière. De jour, tout est à sa place. Mais dès que la lumière baisse, avec la fatigue, ce qui était évident se trouble. Il suffit d’une ombre projetée de travers, d’un reflet déplacé, et plus rien n’est pareil. L’incertitude nous gagne et ne nous quittera plus.
Le corps ressent tout avant même qu’on y pense. Une sensation au creux du ventre, une respiration qui s’accélère sans raison. Quelque chose alourdit nos gestes, ralentit nos mouvements, tire discrètement sur nos membres comme une force invisible. On ne sait pas d’où ça vient, on ne sait pas si ça passera vite ou si ça restera là, pendant des heures, des jours à nous entêter. Il y a des tensions, des crispations qu’on apprend à ignorer. Mais elles finissent par s’immiscer jusque sous la peau et peuvent surgir au moindre signe de faiblesse ou d’inattention. Parfois, ce n’est qu’un regard. Quelqu’un qui s’attarde une seconde de trop, un échange qui ne devrait pas être inquiétant mais creuse en nous son pernicieux sillon. Un visage neutre qui paraît cacher un lourd secret, une expression trop figée, un sourire qui ne va pas jusqu’aux yeux. On se dit que ce n’est rien, c’est dans notre tête, ce n’est qu’une impression. Ça va passer. Mais c’est quelque chose qui s’accroche, qui ne veut pas disparaître. Comme si un avertissement silencieux s’était glissé dans cet instant, dont une part de nous avait conscience mais sans réellement la comprendre.
Un bruit derrière soi, une phrase à demi entendue, une porte qu’on croyait fermée. Une irrégularité et tout bascule. Un instant, tout semble intact, l’instant d’après, une fissure s’ouvre, un soupçon nous perturbe, c’est une angoisse diffuse, un pressentiment dont on ne se débarrassera pas si facilement. Ce qui ronge est invisible. Il détruit de l’intérieur. Ce n’est pas seulement une ombre dans un coin de la pièce, un bruit au loin, un objet déplacé sans raison. C’est un poids sur la poitrine qui ne parvient pas à se dissiper, la mâchoire crispée, les épaules tendues, une sensation persistante qu’on perçoit toujours trop tard. Pas un cri, ce n’est pas un sursaut, c’est plus profond, beaucoup plus ancré en nous. Et quoi qu’on fasse, ça ne disparaît jamais tout à fait.

Codicille : Le livre de Christine Jeanney et ce troublant passage sur la peur, m’a rappelé le très beau et troublant livre de Virginie Poitrasson, que j’ai évoqué sur mon site à sa sortie :  Tantôt, tantôt, tantôt, paru aux éditions du Seuil dans la collection Fiction & Cie dans lequel la peur est l’enjeu central et l’événement fondateur, le moteur et l’objet de l’écriture. « La peur a une allure plus qu’une forme, ou plutôt elle a des allures ». Dans mon texte, l’intention était d’écrire sur la peur sans jamais utiliser une seule fois le mot Peur.

A propos de Philippe Diaz

Philippe Diaz aka Pierre Ménard : Écrivain (Le Quartanier, Publie.net, Actes Sud Junior, La Marelle, Contre Mur...), bibliothécaire à Paris, médiation numérique et atelier d'écriture Comment écrire au quotidien : 365 ateliers d'écriture, édité par Publie.net http://bit.ly/écrireauquotidien Son dernier livre : L'esprit d'escalier, publié par La Marelle éditions Son site : Liminaire

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