
L’homme immobile (première version)
Mes cordons de liaisons neuronales se sont accrochés dans le crochet d’un ancien support de perfusion, je l’entends parler à travers mes implants auditifs, je ne me souviens plus du son à l’état naturel, des sons trop faibles ou trop forts, le temps a effacé mes souvenirs. Alors son cri de colère égalisé par mon processeur interne semble presque drôle, l’intensité de son visage est excessive pour un résultat si doux. Elle semble plus calme maintenant. Le dernier son trop intense que j’ai entendu, devait être celui de mon père, le soir où je lui appris ma décision. Il ne me comprenait pas, encore une fois ; depuis j’ai les images sans le son d’origine. Je sais que je suis arrivé au bout du programme, je connaissais cette fin avant de signer mon contrat avec la Société Mondiale d’Économie Numérique, tout était écrit, bientôt mes fonctions seraient arrêtées, la société allait récupérer mon caisson mobile pour l’attribuer à un nouveau citoyen du monde responsable. Je n’avais pas été dans une chambre médicalisée depuis quatre-vingt-cinq ans. Le parti du peuple s’était battu pour que la fin de programme ait lieu dans un hôpital, la loi n’a pas changé, puisque je suis là. Je me suis engagé dans ce programme à quinze ans, comme la loi me le permettait. Maintenant que l’heure approche, et que je peux encore laisser des traces numériques de ma vie, j’aimerais qu’il soit écrit dans notre code les éléments suivants, je ne suis du tout sûr que cela sera lu un jour par qui que ce soit, mais j’ai peur de disparaître sans que mon histoire ne soit écrite, je ne serais que ces quelques lignes, même pas un tas de poussières alors je crois qu’après mon sacrifice j’en ai le droit, alors avant de me lancer dans les détails, je voudrais écrire les grandes lignes au début de ce codage, une synthèse qui prendra peu de place, j’ai droit au moins à ça, après si le reste est effacé, ce sera moins grave, je ne sais que la place sur le disque central de mémoire est compté, tout est compté.
À l’époque, la planète était usée, plus personne ne croyait à son avenir. La surface habitée approchait des cents pour cent. Les océans étaient morts, et l’air était en vente depuis longtemps déjà, la population n’apercevait aucun avenir désirable, la civilisation disparaissait un peu plus chaque jour. Des humains sans langages, hors de toute société organisée, survivaient. La vie ne valait plus rien. L’armée et la police tuaient tous les jours, les tribunaux avaient disparu. Alors le Programme Immobile a été promu par le gouvernement. Le principe était simple, les citoyens qui le souhaitaient signaient un contrat avec la SMEN. Ce contrat vous garantissait cent ans de vie numérique, il avait été finalisé après plusieurs années de recherche et de simulations, le protocole était figé. La contrepartie était la fin de votre vie matérielle, votre cerveau était extrait de votre corps et implanté dans une unité mobile, je devenais après cette intervention, un citoyen responsable, je ne consommais quasiment plus d’air, je ne générais plus aucun déchet, je n’avais pas besoin de me nourrir, je n’avais plus de problème de santé. Je ne coûtais plus rien à personne. Je pouvais avoir des interactions avec d’autres humains, échanger avec eux, participer à des activités communes, si je le souhaitais je pouvais exercer une activité, mais ce n’était pas une obligation et je pouvais à tout moment décider de rester sur une base immobile, et vivre autant que je le souhaitais dans le monde virtuel. Je crois que tout le monde essayait au cours de ses deux premières années après l’opération de vivre au contact des autres humains, mais leur stress et le spectacle de leur violence nous en dissuadaient assez vite, et ils nous devenaient assez vite étrangers, alors on arrivait à la base et l’on y restait jusqu’à la dernière ligne du programme. Aujourd’hui que ma fin approche, je ne sais pas comment va le monde au-dehors, cela ne m’intéresse plus, j’ai vécu trop de temps à la base, ma vie est ici. Mais à cet instant je pense à mon père, je voudrais qu’il ait une trace lui aussi dans cette mémoire collective…