# Boost # 03 | le dit d’une vieille âme de chêne

Retourne-toi, arrête-toi. Regarde. Peur de ne pas reconnaitre, de ne pas retrouver. Peur de laisser passer les détails qui n’en sont pas. Peur de savoir que la balance penche inexorablement du côté le plus lourd. Peur comme enchevêtrement des mailles du filet au fond de la mer, celle dans laquelle tout se confond, mort et vie. Peur de ne pas être crue comme peur de ne plus être aimée ou plutôt peur ne plus aimanter comme toujours quand toujours devient avant. Peur de ne pas avoir le temps de faire ce qui reste à faire quand ce qui reste à faire c’est pratiquement tout car tout compte. Peur d’être au pied du mur, là où l’on reconnait le maçon quand maçon ce n’est pas ton métier même si tu passes à apprendre le plus clair de ton temps. Peur de ne pas finir ce qui est commencé tout en sachant que mathématiquement il est impossible de finir dans le temps imparti. Peur du retournement : ce qu’on voit derrière, ce qui est devant et la comparaison ne tient pas la route quand tu te dis qu’ici ou encore ici tu es devenue sans t’en apercevoir la seule à vraiment savoir, à pouvoir transmettre ce qui compte vraiment mais à qui au fond. Retourne-toi, arrête-toi, regarde. Peur du corps qui forcément trahira mais te laisse un répit pour que sans peur tu t’engages encore à fond dans le couloir des vies qui passent. Peur de ne plus entendre la voix de celle qui disait, de retour avec toi et quelques autres dans le camp : maintenant, c’est vous qui avez reçu le témoignage, c’est à votre tour de dire. Peur de l’héritage. Peur des bruits de bottes dont on connait les conséquences et dont elle parlait depuis l’endroit maudit. Peur de ne pas pouvoir mettre en lumière pour d’autres ce qui pour toi est éblouissante évidence. Peur de ne pas pouvoir dire encore. Peur d’être débordée. Peur d’être utilisée à mauvais escient. Peur de laisser à d’autres ce qu’il faut absolument faire soi-même, dans la force de l’âge alors que l’âge en question ressemble sans crier gare à un décompte. Peur de l’affaiblissement quand tant à donner. Retourne-toi, retournes-y. Arrête-toi. Peur de la halte comme ici, un miroir qui renvoie le reflet de ce qui disparaitra. Peur de ne plus pouvoir déployer les émouvantes ruses de la beauté. Peur de l’endurcissement. Peur du pillage et de la haine. Peur du jamais plus. Peur de ne plus être reconnue par ceux qui pourtant te connaissent bien. Peur de ne plus les reconnaitre. Peur de manquer le rendez-vous. Celui qu’il t’a fixé à chaque fois sur la route des retrouvailles. Retourne-toi, retournes-y : peurs du début, un peu délicieuses car rien n’a pu s’interposer entre toi et lui, quel que soit le lieu, quelles que soient les circonstances et qu’à chaque fois, les obstacles ont volé en éclats. Son corps a disparu, jamais sa présence. Colère contre la peur qui glace, qui empêche : celle-là est un rôdeur de bas étage, une insinuation qui tente de s’emparer du trésor intérieur, d’empoisonner les canaux par lesquels la présence circule. Et s’il n’était pas au rendez-vous comme promis quand ce sera ton tour de lâcher prise définitivement ? Peur. Elle prend la forme d’une question qui rejoint l’enchevêtrement des mailles du filet au fond de la mer un peu avant le printemps. Retourne-toi, dégage-toi, remonte. Regarde.


Codicille : sur un îlot finistérien, près de là où j’étais il y a peu, a été sculptée sur place une grande statue de chêne figurant une sirène inspirée d’une légende créole dans laquelle la créature, prisonnière d’un chalut oublié au fond de l’eau cherche à s’échapper « le regard tourné vers le large » — précise l’artiste.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

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