Écrire la peur. La frousse, la trouille, les jetons, la frayeur, l’effroi. Écrire la peur sans s’attacher à la cause de cette peur, écrire la peur comme elle est, brute, massive, écrasante, imposante. Écrire la peur sans chercher à la façonner. La suée, l’épouvante, l’horreur, la terreur.
Oriane Ottavio connaît la peur. Oriane Ottavio a toujours eu peur. Elle a traversé sa vie avec la peur pour compagne, elle a grandi avec la peur pour tutrice, elle a découvert le monde avec la peur pour guide. Aussi loin qu’elle s’en souvient, Oriane Ottavio a toujours eu peur. Elle est née avec la peur au ventre, comme si elle avait attrapé un microbe en naissant, lequel avait grandi dans ses entrailles en même temps qu’elle. Une peur généraliste, une peur de tout. Peur du noir, peur de l’étranger, peur de la différence, peur de la nouveauté, peur du vide, peur de vieillir, peur d’avoir peur. Oriane Ottavio connaît cette peur qui veut la ronger, elle la connaît bien. Dans nombre de situations, elle a réussi à s’en faire une amie. Ce n’est pas facile de négocier avec sa peur, Oriane Ottavio y est parvenue malgré tout. Enfant, elle a appris à combattre les monstres dans la cour de l’école, dans la rue, dans sa chambre jusque sous ses draps. En grandissant, elle s’est forgé une armure de plus en plus épaisse, de plus en plus solide. Bien sûr, parfois, la carapace se fissure. Parfois, l’armure est trop lourde à porter et Oriane Ottavio doit s’en défaire et redevient fragile et vulnérable. Mais malgré ces blessures, Oriane Ottavio a réussi à ne pas se faire engloutir par les ténèbres.
Écrire la peur. L’effarouchement, la panique, la couardise, la pleutrerie. Écrire la peur en pensant à la vie, écrire la peur comme on décrit une amie qui nous accompagne partout où on va, partout où on vit. Écrire la peur sans se soucier d’elle. L’angoisse, la lâcheté, la crainte, la hantise.
Oriane Ottavio a quinze ans. Elle trace au fusain des paysages d’ombres et de lumière, des lieux d’apaisement en noir et blanc. En noir surtout. Elle se tient cachée derrière le tronc sombre d’un arbre, dans l’obscurité d’une grotte, dans la profondeur d’un lac. Oriane Ottavio se dessine elle-même, invisible derrière les traits épais du bois carbonisé, à l’abri sous son armure de dessin.
Oriane Ottavio a vingt ans. Elle dilue dans l’aquarelle les couleurs de ses pensées. Malgré la peur. L’armure n’y paraît plus, elle est un coucher de soleil en trompe-l’œil. Elle joue de l’illusion, du mirage, du faux-semblant. Elle manipule la peinture pour la faire mentir. Elle cache, elle simule, toujours invisible sous les coups de pinceau aériens. Et ce fardeau, toujours, qu’elle porte.
Oriane Ottavio a trente-cinq ans. Elle paraît si forte à présent. Elle enseigne le dessin à des collégiens qui ont tant de choses à cacher eux aussi. Elle enseigne l’art de se cacher et joue de son expertise auprès de son mari, encore aveuglé par sa beauté. Oriane Ottavio se maquille l’âme avec tant d’habileté qu’elle en oublie l’impermanence du subterfuge. La peur ne s’oublie pas.
Écrire la peur. La gorge sèche, les sueurs froides, le visage livide et blanc comme un linge. Écrire la peur et s’inventer un autre soi. Tisser quelqu’un d’autre avec les fils de sa survivance, les couleurs de ses douleurs cachées, la matière de sa peur. Avec son ombre.
Oriane Ottavio a cinquante ans. Le mari n’a pas survécu au décor en carton-pâte, pas plus qu’à l’absence d’enfant. Il a suivi une autre chimère plus jeune et plus féconde. Et puis l’armure d’Oriane Ottavio a commencé à donner des signes de faiblesse. L’oppression intérieure a passé la tête à la fenêtre pour s’inviter au banquet d’une fin de vie gargantuesque. C’est à ce moment-là qu’on est apparu. « On » est apparu. Au début, il était une présence discrète qui s’invitait la nuit dans le lit d’Oriane Ottavio pour disparaître aux premières lueurs du jour. On avait la peau douce des rêves, le visage aussi duveteux qu’une taie d’oreiller parfumée à l’eau de lavande. On était un amant transparent qui venait et repartait avant même que le soleil ne l’éclaire. Puis, sa présence fantasmagorique a lentement laissé la place à une attente bien réelle. On va venir, on va arriver, on est tellement heureux dans cet appartement du 2e étage droit du 12 rue Évariste Murray. Oriane Ottavio vit en couple avec un homme sublimé et elle lui rend en amour toute la protection qu’il lui offre. Oriane Ottavio met toujours deux assiettes et deux paires de couverts sur la table, elle prévoit toujours de la place dans sa machine à laver si elle doit ajouter du linge au dernier moment, elle a changé la décoration de son appartement afin qu’on se sente chez lui. Le soir, en attendant qu’on rentre du travail, elle peint dans son atelier. Elle étale au couteau la peinture sur la toile d’une réalité devenue abstraite. Elle déchire dans des mouvements amples la peur enfin disparue, la peur enfin vaincue dans une réalité transformée. Puis, quand le souffle lui manque, quand elle a fini de danser son cœur mis à nu sans plus de carapace ni d’armure, elle jette un œil par la fenêtre de la cuisine pour apercevoir sa voiture. On va bientôt arriver.
