Elle court, pieds nus sur l’asphalte, pieds glacés. Dans chacune de ses mains, une valise, cuir brun. Elles s’ouvrent, se vident de leur contenu, des épluchures d’oranges, des insectes morts, des nappes. C’est sont enfance qui se déverse sous le regard des passants. Elle court, elle court entre les maisons où les mères font tourner les machines à lessiver, où les mères remplissent le formulaire de la cantine scolaire, où les mères courent pour les devoirs, le bain, punir et aimer, où les mères reportent encore au lendemain un moment de repos.
Sa frange rousse pour écraser le poids du ciel gris, le poids de la balançoire en feu l’épaisse fumée ça tourne en boucle dans sa tête elle sait elle se souvient minute après minute il fallait courir, le poids de l’austérité. Sa frange rousse, et ses cuisses grassouillettes, et ses doigts déjà pleins d’arthrose, ramasser les marrons les manger au goûter ça réconfortait, ramasser les coquillages paraît qu’on entend la mer si on les colle à l’oreille elle elle entendait le chant du carnaval le chant d’un stade de foot avant que le match commence le chant d’une farandole le chant des cigales qu’on glisse quelque part dans la chair pour les jours tristes, ramasser des fleurs sauvages en faire un herbier c’était comme apprendre le temps la mort. Faire poids, ensemble, corps et souvenirs.
Gamine, elle collectionnait les épluchures d’oranges. Elle disait, c’est pour l’odeur, c’est comme un câlin. Elle collectionnait les insectes morts. Elle disait, c’est pour les coups durs, un insecte de tué c’est un coup de rendu. Elle collectionnait les nappes, en fuchsia, en bleu, en vert, à carreaux, à rayures, à fleurs, en lin, en coton, avec ou sans pompons. Elle disait, une nappe ça habille une pièce, il n’en faut pas plus. Une nappe, ça fait oublier tout le reste, une tache d’humidité sur un mur, la présence des musaraignes, le grincement d’un train sur les rails au loin, un chagrin. Ça lui donnait l’impression de déménager, d’habiter ailleurs. Ailleurs d’où ? De son village ? De son corps ? Aujourd’hui, elle collectionne les peurs. Peur de perdre le lien avec son entourage à force de voir les villages, les villes grandir toujours plus, isoler toujours plus. Voir disparaître cette solidarité qui a marqué son enfance. On partageait tout avec les voisins, le journal, la tondeuse, le reste de soupe en trop à manger le soir même avant qu’elle ne soit plus bonne. Et il y avait toujours quelqu’un pour réparer un fuite d’eau, recoudre un pantalon troué. Peur de perdre le lien familial, ce qui déstabilise, blesse, brise – une parole, une absence, l’ignorance – chacun pris par la vie, chacun à faire de son mieux mais jamais assez dans le regard de l’autre, alors on coupe les ponts, on ne répare plus. Peur de vieillir. Peur de mourir, seule. A-t-elle seulement un jour trouvé sa place parmi les autres ? Est-elle suffisamment présente pour les autres ? Les aime-t-elle suffisamment ? Peur de voir mourir sa mère, son père. Elle sait qu’on se prépare à tout, qu’on se relève de tout, mais de la mort d’un parent, ça non. Alors elle court. Elle sait que la mort, ça ne rentre pas dans une valise. Que la vie d’adulte non plus. Qu’il faut grandir, oui mais grandir, c’est prendre le risque d’oublier, de se perdre, elle n’a pas la force. Alors, elle court…
elle court… de peur ? nulle part ? elle court sur place (en impasse) ? fuit-elle ? s’y réfugie-t-elle, dans le rythme qu’est courir ? courir est faire battre le cœur…court-elle pour que le présent dure (s’accrocher à lui : ligne de vie) ? ou court-elle en rêve (courir est-il rêver, est-ce s’alléger) ? merci Annick pour ces lâchers de lest
Merci Christophe… derrière vos question, matière à pousser le texte… ça compte.
Une écriture quasiment cinématographique, les plans se succèdent, en rythme. Elle court ! Et le lecteur aussi ! Et courir ou grandir ? Ou bien grandir et courir ? Bravo à toi
Encore une fois, merci, ta présence, ton regard. C’est précieux <3