#Boost #03 | Corps caverneux

Paul a peur. Peur des plaques d’égout en équilibre sur l’abîme, peur du taille-haie du cantonnier, peur de la lame de son rasoir, peur de la passerelle, peur du coupe-papier de la secrétaire, peur des berges sombres le long du fleuve, peur du zip de sa Fermeture éclair, peur de la paire de ciseaux, peur des baies vitrées, peur des pales de ventilateur, peur des flaques sans fond, peur du tranchant de la feuille de papier, peur des caniveaux où tout s’évacue, peur des toboggans, peur des épines, des aiguilles, des lames.

Paul imagine ce que sa main pourrait faire. Étiré sur la planche à découper, son pénis est un bout de viande. Le couteau dans la main, il imagine la résistance des corps caverneux sous la lame, des corps spongieux sous les corps caverneux, et l’urètre comme un tube qu’on pourrait sectionner en petits tronçons ou bien effiler dans la longueur. Le long de la hampe, il promène la lame. Paul a peur d’en être capable. Cette pensée le tourmente depuis quelque temps. Quand il regarde des émissions culinaires à la télévision, au restaurant soudain lorsqu’un convive lève son couteau, à l’atelier devant la plieuse hydraulique, hier encore chez le boucher devant la trancheuse à jambon. Il y pense beaucoup. Beaucoup trop. Quelque chose ne va pas, Paul en a bien conscience. Et ce soir, au bistrot, après cinq Picon bières, il ne pensait plus qu’à ça. Il pourrait bien se couper la queue, qui l’en empêcherait ? Martine peut-être. Mais à sa démarche mal assurée, il a su qu’ils ne finiraient pas la nuit ensemble. Martine s’est mise à pleurer. Elle a commencé à se traiter de salope. Plus il essayait de la consoler, plus elle l’insultait. Il était comme tous les autres. Il ne pensait qu’à sa bite. Ce qui était la vérité. Elle a pris son sac et l’a laissé payer l’addition. Tout le monde s’est bien marré. Ce n’était pas la première fois. Paul est rentré chez lui peu après. Il est saoul. Le lent va-et-vient de la lame sur la peau érectile de son membre l’excite. Le cœur pulse, l’artère honteuse interne frappe, le sang afflue, le pénis se tend par à-coup saccadé sur la planche à découper. Un coup précis suffirait. Il ne sentirait peut-être rien d’abord, puis il pisserait le sang en de puissants jets pulsatiles. Il se souvient. Les concours de bites à l’école, ces moments où, devant les pornos, ils se mesuraient entre eux. La première fois, ivre, les suivantes, toujours ivre. Les éjaculations trop rapides, les filles qui lui demandaient plus, comme si ça ne suffisait jamais, comme si quelque chose manquait, comme si c’était lui le problème. Merde, c’est pas lui le problème. Le couteau lui échappe des mains et tombe à côté de son sexe. La lame reflète son visage. Il se voit regarder son pénis et la lame alternativement. Tête de gland ! Et si tu te finissais plutôt à la vodka ? Au moment où il glisse le couteau de cuisine dans son bloc, son sexe dans son caleçon, un tremblement attire son regard sur le sol. À ses pieds, sur le carrelage, une tache sombre s’étend. Sans prendre le temps ni de reboutonner son pantalon ni de ranger le couteau, il tombe à  genoux et observe la tâche qui se répand lentement. Il tend la main. Rien. Pas de surface, pas de résistance. Juste du vide. Un putain de trou, là, dans le sol de sa cuisine. Un souffle glacé s’en échappe, remonte le long de ses paumes, s’enroule autour de ses bras, emprisonne ses tempes, veinule sa poitrine, enserre ses bourses, ratatine son sexe, raidit ses cuisses, enraye ses genoux, fige ses mollets, bleuit ses pieds. Puis, dans un crépitement, le trou se résorbe et le sol redevient le sol sous ses doigts. Mais ce n’est pas ce que Paul attendait d’un sol.

A propos de Nicolas R.

Je vis au Mozambique. Prof doc de hasard (heureux) depuis quelques années. Facteur longtemps. Écrire. Pétrir. Pécrire ? Pécrire v. tr. (3e groupe) Étym. : De pétrir et écrire, formé sur le modèle de termes évoquant l’action de malaxer une matière pour lui donner forme. L’idée sous-jacente est celle d’une écriture travaillée, façonnée comme une pâte, qui fermente et prend du corps avec le temps. Prem. ut. : Attesté au XIIIe s., dans un fragment de poème attribué à Hugon de Belloc (?-1243) où il est écrit : « Pécrire n’est de valour se ce n’est de labeur, Bien vaut un mot frainé qu’un livre à l’erreur. Qui pécrit en silence et en main ferme, Il s’en suist au texte, que sa main étermine. » 1. Façonner un texte avec un geste physique, presque tactile, comme on pétrit une pâte. Pécrire implique de travailler les mots, de les modeler pour qu’ils prennent forme. – « Comme on retourne la terre, je pécris. Lorsque le sol se réchauffe et que les racines se déploient, les mots fermentent dans le noir et remontent à la surface comme les petites bulles d'air dans un levain » (Giono, Entretiens). 2. Retravailler sans fin un texte, le malaxer et le reformuler jusqu’à ce qu’il prenne une forme définitive, solide et concentrée, comme une pâte qui fermente pour libérer ses arômes et se structurer. – « Il pécrit, malaxant chaque phrase jusqu’à ce qu’elle prenne forme, comme une pâte laissée à fermenter, tissant ses réseaux de sens et de son, se concentrant sous la pression de son propre poids, jusqu’à ce que le texte devienne lui-même un acte complet, prêt à se déployer sous ses propres lois. » (Professeur Augustin Lavergne, Pour Flaubert, Université de Poitiers, 1869). 3.Écrire de manière viscérale, mais aussi contemplative, en laissant les souvenirs et les images du monde se distiller dans le texte, jusqu’à ce qu’ils deviennent presque indiscernables de la matière même de l’écriture. – « Pour pécrire, il faut avoir vécu, respiré le monde avec chaque pore de son corps, avoir laissé chaque souvenir se mêler à la chair du texte, que ce soit la brume d’une mer lointaine ou la chaleur d’un matin d’automne. Les mots naissent, ils s’élèvent, non pas comme des pensées, mais comme des événements vivants, façonnés par tout ce qui a été vécu. » (Rilke, Levain de nuit). 4. Écrire d’une manière viscérale, en modelant les mots comme on pétrit une matière brute. – « Je pécris, je pétris, j’écris, j’écrase, j'éreinte, je l’épaissis, je le mâche, je le crache, je le reprends, je le rend, prêt à trancher la masse » (Christophe Tarkos, Le Pétrin). – « Il pécrit la phrase, la tordille et la râpouille, la triture et l'empatouille, qu'à ses cris il s'exhultaille; il l’enroule et la dépiotte, la secoue comme un vieux linge ; il la grommelle, la martèle, la braille, jusqu’à à la fendure. Puis il la gicle, la glisse, la coupe en morceaux, la mélange et la pétrit encore. Et quand enfin la phrase s'amoncelle et soupire, il la reprend, il la bouboule et la pousse dans la fournaise » (Henri Michaux, Levain fini).

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