Paul a peur. Peur des plaques d’égout en équilibre sur l’abîme, peur du taille-haie du cantonnier, peur de la lame de son rasoir, peur de la passerelle, peur du coupe-papier de la secrétaire, peur des berges sombres le long du fleuve, peur du zip de sa Fermeture éclair, peur de la paire de ciseaux, peur des baies vitrées, peur des pales de ventilateur, peur des flaques sans fond, peur du tranchant de la feuille de papier, peur des caniveaux où tout s’évacue, peur des toboggans, peur des épines, des aiguilles, des lames.
Paul imagine ce que sa main pourrait faire. Étiré sur la planche à découper, son pénis est un bout de viande. Le couteau dans la main, il imagine la résistance des corps caverneux sous la lame, des corps spongieux sous les corps caverneux, et l’urètre comme un tube qu’on pourrait sectionner en petits tronçons ou bien effiler dans la longueur. Le long de la hampe, il promène la lame. Paul a peur d’en être capable. Cette pensée le tourmente depuis quelque temps. Quand il regarde des émissions culinaires à la télévision, au restaurant soudain lorsqu’un convive lève son couteau, à l’atelier devant la plieuse hydraulique, hier encore chez le boucher devant la trancheuse à jambon. Il y pense beaucoup. Beaucoup trop. Quelque chose ne va pas, Paul en a bien conscience. Et ce soir, au bistrot, après cinq Picon bières, il ne pensait plus qu’à ça. Il pourrait bien se couper la queue, qui l’en empêcherait ? Martine peut-être. Mais à sa démarche mal assurée, il a su qu’ils ne finiraient pas la nuit ensemble. Martine s’est mise à pleurer. Elle a commencé à se traiter de salope. Plus il essayait de la consoler, plus elle l’insultait. Il était comme tous les autres. Il ne pensait qu’à sa bite. Ce qui était la vérité. Elle a pris son sac et l’a laissé payer l’addition. Tout le monde s’est bien marré. Ce n’était pas la première fois. Paul est rentré chez lui peu après. Il est saoul. Le lent va-et-vient de la lame sur la peau érectile de son membre l’excite. Le cœur pulse, l’artère honteuse interne frappe, le sang afflue, le pénis se tend par à-coup saccadé sur la planche à découper. Un coup précis suffirait. Il ne sentirait peut-être rien d’abord, puis il pisserait le sang en de puissants jets pulsatiles. Il se souvient. Les concours de bites à l’école, ces moments où, devant les pornos, ils se mesuraient entre eux. La première fois, ivre, les suivantes, toujours ivre. Les éjaculations trop rapides, les filles qui lui demandaient plus, comme si ça ne suffisait jamais, comme si quelque chose manquait, comme si c’était lui le problème. Merde, c’est pas lui le problème. Le couteau lui échappe des mains et tombe à côté de son sexe. La lame reflète son visage. Il se voit regarder son pénis et la lame alternativement. Tête de gland ! Et si tu te finissais plutôt à la vodka ? Au moment où il glisse le couteau de cuisine dans son bloc, son sexe dans son caleçon, un tremblement attire son regard sur le sol. À ses pieds, sur le carrelage, une tache sombre s’étend. Sans prendre le temps ni de reboutonner son pantalon ni de ranger le couteau, il tombe à genoux et observe la tâche qui se répand lentement. Il tend la main. Rien. Pas de surface, pas de résistance. Juste du vide. Un putain de trou, là, dans le sol de sa cuisine. Un souffle glacé s’en échappe, remonte le long de ses paumes, s’enroule autour de ses bras, emprisonne ses tempes, veinule sa poitrine, enserre ses bourses, ratatine son sexe, raidit ses cuisses, enraye ses genoux, fige ses mollets, bleuit ses pieds. Puis, dans un crépitement, le trou se résorbe et le sol redevient le sol sous ses doigts. Mais ce n’est pas ce que Paul attendait d’un sol.
Codicille :
De la consigne précédente, j’ai gardé le souvenir de ce client que je croisais souvent dans un bistrot sur ma tournée de facteur. De lui, je savais peu de chose : il enquillait une dizaine de cafés le matin, passait au blanc à midi et finissait bourré en fin de journée. Je ne lui connaissais pas d’activité professionnelle. Effacé à jeun, presque timide et le regard inquiet, il devenait grossier lorsqu’il avait bu. Du genre à t’expliquer la vie en posant sa main sur ton avant-bras. Apparemment, il sortait plus ou moins avec l’esthéticienne du coin, dont les piliers de bar laissaient entendre qu’elle recevait beaucoup d’hommes… Un jour, j’ai appris qu’il avait sauté du douzième étage d’une barre d’immeuble dont j’étais également le facteur et où habitait ladite esthéticienne. Ils étaient plusieurs à jouer aux cartes ce soir-là dans l’appartement. Le type s’est levé, il a dit « ciao » et s’est jeté dans le vide. J’ai repensé à son visage de chien battu. J’ai pensé « cou coupé ». Du cou, je suis passé à son pénis… Bref, j’ai suivi le fil sans trop savoir où cela pouvait me mener. La symbolique derrière n’est pas finaude, mais pas plus que ne le sont les postures masculinistes qui s’assument ostensiblement en ce moment. Et j’avais ça en tête également, ce milliardaire qui joue avec des saluts nazis et brandit une tronçonneuse dont il ne s’est jamais servi de sa vie. La symbolique est tellement évidente, ça ne va pas chercher plus loin, il nous montre ses parties génitales. Et pourquoi le fait-il ? Parce qu’il est rongé par la peur. Peur de mourir, peur d’être insuffisant, peur des femmes, peur de ne pas contrôler. Enfin, je viens de terminer le roman de C. Delaume, Phallers, où des phallus sont réduits en charpie.
une scène de « la dernière femme » de Marco Ferreri (1976). On n’oublie pas !
Merci pour la référence Danièle ! Je vais tâcher de le trouver.