Le facteur ne pousse aucune porte. Il attend qu’on lui ouvre. Le facteur ne pousse pas les portes il les regarde et les portes le regardent aussi. Une phrase. C’est le facteur. Une phrase ouvre toutes les portes. Le facteur sonne il presse des boutons d’interphone de vidéophone de sonnettes en tout genre en métal en plastique en bakelite. Des voix se font entendre se font attendre des voix grésillent et souvent le reconnaissent le saluent le laissent entrer. Quand il n’y a pas d’interphone le facteur monte dans les étages et frappe à des portes non pourvues de sonnettes. Il attend devant cette porte protégée d’une mézouzah parsemée de stickers d’enfants et cette porte sous protection s’ouvre comme toutes les autres. Il attend devant une autre il attend longtemps il attend toujours il y est encore à attendre devant. Devant la porte qui le regarde le facteur est le facteur il prépare sa lettre recommandée il se prépare à sourire il entre en scène. Derrière cette porte quelque chose gratte et ronfle et la porte ne dit rien de cela car elle ressemble à toutes les autres portes de l’allée. La dernière fois qu’il a ouvert sa porte au facteur il a fait sa blague de toujours « pas de factures facteur » le lendemain il se jetait du douzième. Le facteur se souvient de certaines odeurs des histoires qu’on lui raconte des secrets qu’on lui confie pas des portes. Des visages pas-de-porte. Les boites aux lettres ne sont pas des portes il les ouvrent sans frapper pourtant ce sont déjà des visages. Quand une porte s’ouvre sur un mur couvert de reproductions de toiles de maître il est troublant de voir cela enveloppé de l’odeur de javel du palier. Les portes se referment sur un univers construit malgré tout et c’est parfois une cantate de Bach ou une odeur d’écorce d’orange. Une odeur de sueur de fenêtres jamais ouvertes de cuisine sous les portes qu’on souhaite ne jamais voir s’ouvrir et qui s’ouvrent toujours sur des visages inquiets. Le facteur répand la farine le vin l’eau le miel et sacrifie devant certaines portes car ce sont des morts qu’il invoque. Il écoute la voix des morts qui disent tout change rien ne change il faut que ça change. Il écoute la voix des morts qui n’en peuvent plus qui voudraient bien qui ne savent pas comment. Il écoute la voix des morts qui fatiguent qui se rappellent qui l’interpellent. Le facteur dit oui à tout lorsque les portes s’ouvrent il compatit il acquiesce il comprend. Celle-ci s’ouvre sur le visage en larme de l’infirmière c’est la fin dit-elle.
Codicille
J’ai eu affaire à de nombreuses portes dans ma carrière de facteur. Difficile pourtant de me rappeler en détail ce qu’étaient ces portes. Pour l’instant, c’est inaccessible. Je me souviens plus facilement des immeubles et de ce qu’ils dégageaient, souvent associé à une odeur de détergents, d’humidité ou de cuisine. Je me souviens des batteries de boites aux lettres et des halls d’entrée. Je me souviens à peine des visages, mais des histoires oui. Chacun avait sa petite histoire et souvent me la racontait en boucle. Appartement-boucle. Le dénouement était le plus souvent la mort, mais aussi, plus heureusement, un déménagement, une naissance, un divorce, une mutation, une promotion… Certains arrivaient à s’extraire du quartier, mais la plupart étaient coincés-là. Volontairement coincés-là. J’ai aimé être facteur, comme un cosmonaute aime sa combinaison, un plongeur son scaphandre. La fonction protège.
La dernière fois qu’il a ouvert sa porte au facteur il a fait sa blague de toujours « pas de factures facteur » le lendemain il se jetait du douzième.
Merci pour ce parcours de vie et toutes ces images.
Merci Clarence pour ce retour. C’est ma première incursion dans ce passé, bloc épais, à questionner.