#boost #02 | pas de porte

Le facteur ne pousse aucune porte. Il attend qu’on lui ouvre. Le facteur ne pousse pas les portes il les regarde et les portes le regardent aussi. Une phrase. C’est le facteur. Une phrase ouvre toutes les portes. Le facteur sonne il presse des boutons d’interphone de vidéophone de sonnettes en tout genre en métal en plastique en bakelite. Des voix se font entendre se font attendre des voix grésillent et souvent le reconnaissent le saluent le laissent entrer. Quand il n’y a pas d’interphone le facteur monte dans les étages et frappe à des portes non pourvues de sonnettes. Il attend devant cette porte protégée d’une mézouzah parsemée de stickers d’enfants et cette porte sous protection s’ouvre comme toutes les autres. Il attend devant une autre il attend longtemps il attend toujours il y est encore à attendre devant. Devant la porte qui le regarde le facteur est le facteur il prépare sa lettre recommandée il se prépare à sourire il entre en scène. Derrière cette porte quelque chose gratte et ronfle et la porte ne dit rien de cela car elle ressemble à toutes les autres portes de l’allée. La dernière fois qu’il a ouvert sa porte au facteur il a fait sa blague de toujours « pas de factures facteur » le lendemain il se jetait du douzième. Le facteur se souvient de certaines odeurs des histoires qu’on lui raconte des secrets qu’on lui confie pas des portes. Des visages pas-de-porte. Les boites aux lettres ne sont pas des portes il les ouvrent sans frapper pourtant ce sont déjà des visages. Quand une porte s’ouvre sur un mur couvert de reproductions de toiles de maître il est troublant de voir cela enveloppé de l’odeur de javel du palier. Les portes se referment sur un univers construit malgré tout et c’est parfois une cantate de Bach ou une odeur d’écorce d’orange. Une odeur de sueur de fenêtres jamais ouvertes de cuisine sous les portes qu’on souhaite ne jamais voir s’ouvrir et qui s’ouvrent toujours sur des visages inquiets. Le facteur répand la farine le vin l’eau le miel et sacrifie devant certaines portes car ce sont des morts qu’il invoque. Il écoute la voix des morts qui disent tout change rien ne change il faut que ça change. Il écoute la voix des morts qui n’en peuvent plus qui voudraient bien qui ne savent pas comment. Il écoute la voix des morts qui fatiguent qui se rappellent qui l’interpellent. Le facteur dit oui à tout lorsque les portes s’ouvrent il compatit il acquiesce il comprend. Celle-ci s’ouvre sur le visage en larme de l’infirmière c’est la fin dit-elle.

Codicille
J’ai eu affaire à de nombreuses portes dans ma carrière de facteur. Difficile pourtant de me rappeler en détail ce qu’étaient ces portes. Pour l’instant, c’est inaccessible. Je me souviens plus facilement des immeubles et de ce qu’ils dégageaient, souvent associé à une odeur de détergents, d’humidité ou de cuisine. Je me souviens des batteries de boites aux lettres et des halls d’entrée. Je me souviens à peine des visages, mais des histoires oui. Chacun avait sa petite histoire et souvent me la racontait en boucle. Appartement-boucle. Le dénouement était le plus souvent la mort, mais aussi, plus heureusement, un déménagement, une naissance, un divorce, une mutation, une promotion… Certains arrivaient à s’extraire du quartier, mais la plupart étaient coincés-là. Volontairement coincés-là. J’ai aimé être facteur, comme un cosmonaute aime sa combinaison, un plongeur son scaphandre. La fonction protège.

A propos de Nicolas R.

Je vis au Mozambique. Prof doc de hasard (heureux) depuis quelques années. Facteur longtemps. Écrire. Pétrir. Pécrire ? Pécrire v. tr. (3e groupe) Étym. : De pétrir et écrire, formé sur le modèle de termes évoquant l’action de malaxer une matière pour lui donner forme. L’idée sous-jacente est celle d’une écriture travaillée, façonnée comme une pâte, qui fermente et prend du corps avec le temps. Prem. ut. : Attesté au XIIIe s., dans un fragment de poème attribué à Hugon de Belloc (?-1243) où il est écrit : « Pécrire n’est de valour se ce n’est de labeur, Bien vaut un mot frainé qu’un livre à l’erreur. Qui pécrit en silence et en main ferme, Il s’en suist au texte, que sa main étermine. » 1. Façonner un texte avec un geste physique, presque tactile, comme on pétrit une pâte. Pécrire implique de travailler les mots, de les modeler pour qu’ils prennent forme. – « Comme on retourne la terre, je pécris. Lorsque le sol se réchauffe et que les racines se déploient, les mots fermentent dans le noir et remontent à la surface comme les petites bulles d'air dans un levain » (Giono, Entretiens). 2. Retravailler sans fin un texte, le malaxer et le reformuler jusqu’à ce qu’il prenne une forme définitive, solide et concentrée, comme une pâte qui fermente pour libérer ses arômes et se structurer. – « Il pécrit, malaxant chaque phrase jusqu’à ce qu’elle prenne forme, comme une pâte laissée à fermenter, tissant ses réseaux de sens et de son, se concentrant sous la pression de son propre poids, jusqu’à ce que le texte devienne lui-même un acte complet, prêt à se déployer sous ses propres lois. » (Professeur Augustin Lavergne, Pour Flaubert, Université de Poitiers, 1869). 3.Écrire de manière viscérale, mais aussi contemplative, en laissant les souvenirs et les images du monde se distiller dans le texte, jusqu’à ce qu’ils deviennent presque indiscernables de la matière même de l’écriture. – « Pour pécrire, il faut avoir vécu, respiré le monde avec chaque pore de son corps, avoir laissé chaque souvenir se mêler à la chair du texte, que ce soit la brume d’une mer lointaine ou la chaleur d’un matin d’automne. Les mots naissent, ils s’élèvent, non pas comme des pensées, mais comme des événements vivants, façonnés par tout ce qui a été vécu. » (Rilke, Levain de nuit). 4. Écrire d’une manière viscérale, en modelant les mots comme on pétrit une matière brute. – « Je pécris, je pétris, j’écris, j’écrase, j'éreinte, je l’épaissis, je le mâche, je le crache, je le reprends, je le rend, prêt à trancher la masse » (Christophe Tarkos, Le Pétrin). – « Il pécrit la phrase, la tordille et la râpouille, la triture et l'empatouille, qu'à ses cris il s'exhultaille; il l’enroule et la dépiotte, la secoue comme un vieux linge ; il la grommelle, la martèle, la braille, jusqu’à à la fendure. Puis il la gicle, la glisse, la coupe en morceaux, la mélange et la pétrit encore. Et quand enfin la phrase s'amoncelle et soupire, il la reprend, il la bouboule et la pousse dans la fournaise » (Henri Michaux, Levain fini).

2 commentaires à propos de “#boost #02 | pas de porte”

  1. La dernière fois qu’il a ouvert sa porte au facteur il a fait sa blague de toujours « pas de factures facteur » le lendemain il se jetait du douzième.

    Merci pour ce parcours de vie et toutes ces images.

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