Avancer dans un long couloir un peu sombre les murs défraîchis réverbérant à peine la lumière tremblante d’ampoules fatiguées. Ouvrir les portes qui se présentent les unes après les autres chaque battant grinçant révélant un univers figé dans le temps traces et souvenirs entremêlés. Chercher l’issue le moyen de s’échapper de ce lieu dans lequel on se sent enfermé poursuivant malgré tout sur sa lancée vaille que vaille en ouvrant encore d’autres portes. Dans la répétition infinie de ce geste mécanique. Ouvrir fermer ouvrir fermer. Et derrière ces portes d’autres encore comme autant de souvenirs communiquant ensemble tout en écho et correspondance intimes. Frôler le mur les mains effleurant du bout des doigts la peinture écaillée son léger relief irrégulier qui s’effrite sous la pression. Pousser la porte. Découvrir une pièce aux murs verts tapisserie déchirée près de la fenêtre un fauteuil en velours élimé terni par une épaisse couche de poussière les traces d’un corps assis là autrefois. Continuer. Pousser une autre porte sombre. Sentir sous la main sa poignée de porcelaine à la matière lisse et froide. Sur une porte en bois brut les marques de gestes et frottements répétés. Une cuisine vide sur la table des assiettes empilées un verre fendu une flaque d’eau sur la nappe cirée aux couleurs vives auréolée d’ombres l’eau renversée un peu plus tôt tarde à sécher malgré la chaleur étouffante de la pièce. Continuer d’avancer malgré tout dans ce couloir étroit. Longer les murs. D’anciens cadres photos y ont laissé leur trace sur le papier peint jauni brûlé par une lumière trop vive qui laisse imaginer les visages effacés disparus avec le temps. Tourner la poignée dorée d’une porte blanche. Entrer dans un salon aux fauteuils trop larges l’imposante cheminée attire le regard son âtre noirci depuis longtemps. Poursuivre. Franchir une porte vitrée des ombres fuyantes au fond de la pièce sur le sol en damier formes insaisissables se dérobant sous l’éclat vacillant. Poser la main sur une poignée dorée. Une salle à manger s’ouvre sur une table dressée figée dans l’attente les petits plats dans les grands vaisselle ancienne assiettes de porcelaine et verres en cristal. Ne pas pousser plus avant une porte à peine entrebâillée jeter juste un regard à travers l’espace ouvert pour vérifier l’ordonnancement du lieu. Une salle de bain aux carreaux de faïence bleu de la vapeur s’échappant de la baignoire pleine d’eau chaude au moment où une silhouette glisse son corps pour faire disparaître son visage sous l’eau. Continuer encore. Entrer dans un bureau vide désordre de papiers froissés éparpillés au sol. Continuer dans ce couloir qui paraît de plus en plus long comme s’il s’agrandissait à mesure qu’on s’y projette dépliant vertigineusement l’espace. Pousser plus loin le mouvement d’exploration au risque de se perdre. Après un moment d’hésitation geste arrêté en suspens ouvrir finalement la porte. Traverser une chambre d’enfant apercevoir des jouets dispersés au sol sur le parquet stratifié à larges bandes blanches ne pas parvenir à distinguer ceux de ses enfants et ceux de son enfance souvenirs superposés. Avancer encore un peu vers une porte à double battant miroir piqué reflet imprécis d’un visage qui ne se reconnaît plus. Passer dans un hall désert écouter l’écho d’un pas qui ne semble pas être le sien. Tourner la poignée en cuivre poli d’une autre porte. Découvrir un atelier en désordre lumière tamisée odeur de peinture sèche et de bois ancien des toiles inachevées alignées contre le mur des bustes en plâtre. Avancer toujours. Devant une porte à la serrure forcée hésiter à pénétrer dans la pièce apeuré par ce qu’on craint d’y trouver. Descendre dans une cave sombre humer l’odeur de terre humide le silence profond se diffractant entre les murs en brique. Saisir une poignée branlante d’une autre porte. Une bibliothèque vide avec des étagères poussiéreuses livres disparus vestiges d’histoires qu’on a préféré oublier. Avancer toujours franchir une dernière porte. La lumière explose derrière effaçant tout.
Codicille : En commençant ce texte je me suis souvenu de l’atelier proposé en 2016 à partir d’Espèces d’espaces de Georges Perec, neuf portes seront passées, du texte que j’avais écrit à l’époque Le secret derrière la porte, et d’un atelier que j’ai proposé plusieurs fois à partir du texte Regard fatigué, de Christophe Marchand-Kiss qui répète la proposition ouvre la porte pour décrire un lieu (dans lequel l’auteur n’a pas été depuis longtemps) comme si i y était créant ainsi un inventaire en mouvement dont il rapporte avec soi quelques objets-souvenirs en s’interrogeant sur le temps qui passe et la mémoire qui flanche. Le lieu fictif de mon texte rappelle le dédale des couloirs de la Maison de la Radio et d’un film vu et revu dans ma jeunesse : Alphaville, de Jean-Luc Godard. « C’est toujours comme ça : on ne comprend jamais rien et un soir on finit par en mourir »