Ouvre la porte de la rue en bois massif trop lourde pour être poussée par un enfant sans gémir la poitrine collée sur le bois foncé entre dans ce hall sombre respirant l’humidité du trop longtemps inoccupé et grave à jamais cette odeur dans tes cellules de sorte que tu la retrouveras cette odeur derrière toutes les vieilles portes que tu ouvriras durant le reste de ton existence. Ouvre la porte silencieuse sur laquelle une rose est épinglée au-dessus du nom de ton père écrit sur une étiquette entre dans cette pièce morte où git dans un cercueil le corps sans vie de celui qui t’a aimé grandir et laisse couler de tes yeux l’eau salée d’un impossible retour en arrière dans le commencement d’un souvenir au fond de toi qui ne s’arrêtera plus de fleurir. Ouvre la porte vitrée de la cuisine de ton enfance au moment même où tu rentres de l’école après avoir jeté ton cartable devant la chambre entre dans la caverne aux odeurs de sucre caramélisé où ta mère t’accueille en souriant et prends délicatement entre tes doigts un bâtonnet de pâte de coings encore en vie tant il est chaud pour le porter fébrilement au bout de tes lèvres. Ouvre la porte tachetée de l’atelier du peintre sur laquelle les étoiles de toutes les couleurs inventent de nouvelles constellations entre dans la pièce apaisée avec au centre une toile inachevée qui dort sur un chevalet et respire l’air du mouvement à venir pour que la danse du pinceau dispose les dernières touches de vie sur ce paysage de ton imaginaire échappé. Ouvre la porte lourde d’autorité de ce patron bouffi de certitudes que tu entends rire derrière la façade de quelques illusions déjà perdues entre dans le bureau surchauffé baignant dans l’aveuglante lumière d’un soleil insultant et laisse glisser sur la peau de ton visage imperméable les reproches orduriers vomis dans ton indifférence d’un flot de mépris et de pestilence. Ouvre la porte de la voiture renversée sur le bas-côté expirant de son capot déglingué des fumeroles blanches et sifflantes entre dans l’extérieur d’une forêt inconnue et silencieuse qu’au bout d’un fil le temps a suspendu et relâche dans un soupir ton corps tes muscles jusqu’à tes os hérissés par la surprise et une peur indicible qu’au plus profond de toi l’accident a provoquées. Ouvre la porte de la chambre sans faire de bruit malgré le grincement que tu essaies de taire en poussant le battant au ralenti entre dans la nuit aussi doucement que tes mouvements le permettent dans un ballet presque immobile et entends le souffle de son sommeil dont tu perçois le flux continu pour te poser comme une plume dans le lit à son côté sans même respirer. Ouvre la porte d’entrée surchargé de plusieurs heures de labeur en abaissant de ta main lourde la poignée froide d’un retour chez toi entre sans n’avoir plus d’autre envie que de te laisser tomber épuisé sur le premier canapé passant et accueille ce fidèle ami te léchant le visage te fêtant comme un roi éclairant par son affection débordante la nuit sombre d’une sale journée. Ouvre la porte de la grange sans déranger l’araignée sur sa toile repliée en posant le creux de ta main sur le bois usé des gestes répétés entre dans l’odeur mêlée de la ferme de la paille du fumier du métal des outils de l’huile de vidange du tracteur reposé et ferme les yeux pour sentir à nouveau le sang froid d’une époque à jamais perdue couler lentement dans tes veines. Ouvre la porte de la grande armoire en bois qui vieillit dans la cave en tirant doucement sur la clé pour ne pas la casser entre tes mains ton regard pour apercevoir dans le linge sagement plié les vestiges d’un passé lui aussi sagement plié et plonge tes doigts dans la fraîcheur humide qu’une fragrance de lavande exulte jusqu’à entendre le rire aigu de la grand-mère oubliée. Ouvre la porte céleste qu’un rêve récurrent affiche devant toi dans tes nuits comme si elle était celle d’un paradis espéré entre dans le nuage apaisant qui t’invite à la langueur d’une vie éternelle angélique sans saveur inodore agnostique et préfère la folie anarchique d’un enfer métallique duquel les flammes sataniques s’échappent t’emportent et te rendent moins mort que vivant. Ouvre enfin la dernière porte celle que tu as choisie une simple porte en bois brut pas même vernie entre dans la pièce une odeur de frais une chaise empaillée une fenêtre ouverte sur un champ d’oliviers et regarde tout autour cette vie qui s’écoule une cigale qui frémit un chat qui miaule mollement un enfant qui joue un livre posé sur un guéridon un sourire en esquisse.

Quelle douceur dans ces invitations comme susurrées à l’oreille, une oreille toute intérieure, on y sent la remémoration le plus souvent chérissante, l’intimité aussi est un seuil, comme l’oreille est, ou le ressenti d’un effet de seuil, qu’on passe, puisqu’on y est invité par la lecture, comme sur la pointe des pieds avec toi (et j’emporte avec moi un peu de l’accident, de la chambre et de la grange
oui comme un bercement ! Merci
Merci Nathalie, de ce bercement qui nous envahit au moment de nous endormir.
Tu as raison, c’est écrit sur la pointe des pieds. Merci Christophe.
J’aime tellement cette rythmique posée par le récurrent « ouvre la porte », ça donne une puissance vraiment belle au texte ! Merciiii
Merci Rebecca. Je ne sais pas trop si c’est de la puissance, ça me semble un robinet de sensations qui goutte.
oui bien trouvée cette litanie à l’impératif qui donne à chaque fois l’élan et cette scène à chaque fois détaillée dont l’une de ces précisions (matière, parfum) nous touche forcément…
superbe, merci JLuc
Merci Françoise. Je cherche à jouer de l’épuisement et de l’essoufflement, j’aime bien cet endroit des bouts de course et des fins de phrases.
C’est une belle litanie de portes qui s’ouvrent, qui m’en rappellent que j’avais oubliées. Des portes de tendresse.
Merci Solange, on a beaucoup de portes communes dans nos souvenirs.
Quelle beauté toutes ces invitations à ouvrir les portes, je suis touchée.
Merci Clarence, touché à mon tour par tes mots.
Merci pour ce texte. Toutes ces portes qui balisent une existence et révèlent un regard si singulier c’est très beau.
Le fait aussi d’entrer dans une odeur, un parfum comme c’est évocateur !
Tu as raison Françoise, je me rends compte que j’explore souvent les odeurs dans ce que j’écris. Merci de ton passage.
bouts de courses, fins de phrase dis-tu, qui sont à chaque fois des ouvertures, des seuils comme dit Christophe. ce qui se referme ouvre ailleurs et le texte suit les courbes de ces transformations.
en particulier frappée par l’humidité l’accueil de la maman les souvenirs à venir du père l’accident en lisière de forêt les pas feutrés dans la chambre la mémoire ancestrale de la grange l’armoire au linge rangé de la grand mère. le rêve récurrent m’intrigue qui fait choisir l’enfer, sa vie. et la dernière porte de bois brut (peut-on laisser du bois brut ? ) la fenêtre sur le champ d’oliviers l’enfant.
naturel extraordinaire de ces phrases sans ponctuation. lien peut-être au beckett par le répétition de l’ouvre la porte qui scande le texte fait charnière permet de se repérer et participe de la qualité hypnotique du texte.