
Tout est moche : la porte en métal et verre moche le carrelage pisseux du long couloir qui mène à l’escalier en bois usé autrefois on mettait les poubelles là les boîtes aux lettres en métal dézingué les murs recouverts de papier gaufré les renfoncements à mi-étage autrefois il y avait des toilettes à la turque la porte de l’appartement marron fermée bien sûr tout est moche.
Tout est luxe : la porte en ferronnerie sophistiquée, au travers on voit le hall tout en marbre et colonnades, plafond à caissons peints, ascenseur en acajou escalier double tapis moelleux lustres en Murano mais la porte est fermée bien sûr tout est luxe.
Tout est misère : l’odeur de chou aigre d’abord et puis la porte disjointe, le couloir sans éclairage et les boîtes aux lettres désassorties au manque de goût de chacun, au fond la porte toujours ouverte des toilettes et leur lamentable céramique marronnasse jamais nettoyée, son odeur se disputant avec celle du chou aigre, monter l’escalier étroit que les Marocains descendent en rasant les murs, murs immondes maculés, scarifiés, desquamés, ornés de coulures brunes pétrifiées le long des tuyaux, tout est misère alors ils se plaquent contre cette merde pour nous laisser passer, nous les princesses du deuxième qui ont même des toilettes derrière notre porte misérable plus d’équerre depuis des lustres, on quitte donc l’odeur de chou pour l’odeur de chez nous, moquette grise bon marché, lit encastré dans les étagères en contreplaqué qui courent tout autour du studio livres et 33 tours à foison appareils photo chaine hifi au bout la table le frigo une fenêtre étroite et la cabine de douche avec WC qui n’isole que de la vue tout le confort en somme dans une semi-obscurité, les rideaux à carreaux n’y sont pour rien.
Tout est triste : la porte dont on n’a aujourd’hui la clef dont le bruit résonne dans la cage d’escalier où tout résonne toujours, les cris, les pas, les portes qui claquent une tête brune apparaît dans l’embrasure, maman… non mais une venue pour le ménage, un peu aider votre père, au bout du couloir on voit la bergère Louis XV du salon et dedans une toute petite môme dont le bas du corps est dans le plâtre pour corriger quelque chose explique la dame, ce qu’on voit celle qu’elle bouffe un croissant et fout des miettes partout, on pense au père si tatillon, on voudrait que ces deux-là partent.
Tout est humide : la porte en haut du perron bois vitre fer forgé. On gratte sur une grille de fer les pieds boueux du chemin qui y conduit, la serrure s’ouvre avec une grande clef toute simple mais il faut la pousser avec tout le poids du corps car elle s’agrippe au sol et marque les tommettes de griffures noires, ça sent le champignon, saisis par le froid on laisse l’escalier qui nous fait face pour traverser la salle à manger la cuisine puis la grange glacée et en ramener de grosses bûches et du papier journal, on se bat avec les allumettes humides et quand le feu a enfin pris on traverse la salle à manger dans l’autre sens puis le salon en faisant grincer le parquet en bois brut qui s’enfonce par endroits afin de remplir le poêle de mazout dont l’odeur recouvre déjà celle de moisi.
Tout est rêve : un perron courbe et une vieille porte en bois et fer forgé dont on a les clefs on contemple la cage d’escalier repeinte couleur beurre frais on pose son sac sur les carreaux de ciment couleur d’argile on entre dans la cuisine dont on contemple l’aménagement Ikéa et sa cuisinière Rosières à l’ancienne et puis contempler le jardin depuis le bow-window du salon dont on adore aussi la cheminée de marbre rouge et le parquet ciré et vite y filer scruter le bourgeonnement des roses…
Tout ça pour ça : pousser la grille dégondée qu’on n’a jamais eu le temps de réparer ni l’argent et se retrouver dans la rue des Résédas les petits pavillons sans prétention face à soi le macadam rapiécé sous les pieds les fissures dans lesquelles l’herbe pointe le ciel vaste au-dessus de soi ne pas se retourner se dire je ne ressens rien c’est incroyable je ne ressens rien avancer vers la voiture pleine à ras bords allez on embarque démarrer ne pas se retourner c’est comme ça.
terrible. est-ce que ce sont autant de portes que tu as connues? c’est probablement indiscret. quoiqu’il en soit, elles existent ces portes. il le faut qu’elles soient dites, sans relâche. le monde est rempli de mondes parallèles, destinés à ne jamais se rencontrer. tu es là.
Merci Véronique de ce commentaire si gentil.
Portes épuisées jusqu’à ce que le texte devienne collant comme la matière des souvenirs ressassés, c’est ce que j’ai ressenti. J’ai beaucoup aimé, merci.
Portes épuisées, jolie formule, j’aime beaucoup, merci.
Tout est là . On n’a qu’à ouvrir. Tout est là. On sent. Tout, à sa place dans une continuité immobile . C’est au présent derrière une porte. La môme au croissant dans son plâtre ne s’émiette pas, elle nous regarde, tout vit et rien. Comme en rêve . Et ce n’est pas, hormis la dernière porte, un rêve . L’impression d’être pourtant comme en rêve à l’extérieur d’un manège de portes et successivement de regarder à travers. Les mots roses et résédas et le grand ciel aident soudain à respirer
C’est l’impression que j’ai en lisant les autres, un manège de portes, vertigineux.