Je pousse la porte et j’entre un peu essoufflé six étages à monter. La porte est fine un bois pas très épais mais ouvre sur un intérieur qu’elle protège le mien. Passé le seuil à main gauche un évier deux plaques de cuisson dessous un frigo au dessus deux placards. A main droite le mur vide puis les piliers d’une mezzanine bois clair doux tendre. l’espace est petit quinze mètres carrés en tout il faut y loger tout un appartement alors mezzanine. Au dessus le lit au dessous le salon. un canapé un tapis rouge orientale une table basse. En face une chaise de paille. A droite de la chaise l’unique fenêtre mais grande qui donne sur une cour fleurie calme malgré le cœur de Paris. Devant la chaise un bureau qui est une vieille table dix-neuvième siècle de cuisine en bois sombre avec petit tiroir en son milieu. Sur la table deux briques rouges soutiennent deux planches de bois blanc qui soutiennent mes livres. Au mur un tableau. Je pousse la porte et j’entre. une soupente avec fenêtre petite donnant sur des montagnes vertes et noires. aux murs un papier peint couleur aubergine parsemé de petits cercles bleus pales organisés en rondes formants des fleurs. Même papier même motifs au sol un tout petit peu plus clair permettant de distinguer horizontalité et verticalité. Face au regard une table recouverte d’une nappe peut être en toile cirée peut être en toile tout court orange parcourues de linéaments blancs crème courbes. Dessus une statuette un pot ou bien un samovar une coupelle contenant deux figues fraîches pas encore mures. Au milieu de la table posées dessus en vrac trois aubergines ventrues et fermes. A gauche un miroir dans lequel se reflète de biais la table. Derrière la table un paravent de tissus ou de papier vert d’eau parcouru de motifs dansants blancs. A droite grand rectangle de tissus ou papier jaune moutarde imprimé de fines fleurs blanches aux branches noires pour masquer un trou du paravent. Derrière le paravent on distingue une porte ouverte avec derrière un rideau. Je pousse la porte et j’entre. Le sol est un parquet usé qui semble avoir été peint en bleu vert pâle puis malhabilement poncé. À main gauche une chaise de paille calée devant une porte bleue. Juste après cette porte bleue dans le mur bleu également un clou pour soutenir un torchon de coton blanc épais et sale lourd liseré d’un filet rouge. A droite du torchon une vielle table dix-neuvième siècle de cuisine en bois sombre avec petit tiroir en son milieu supportant un broc de toilette dans une bassine une brosse un savon un verre une carafe deux fioles. Derrière la table un miroir de barbier dans un cadre de fer blanc accroché au mur par une chaîne reliée à un clou planté. A droite du miroir une petite fenêtre à cadre de bois ouverte à l’espagnolette sans visibilité sur l’extérieur puis un porte manteau horizontal cloué dans le mur supportant trois chemises blanches bleus d’ouvrier sous un petit tableau de paysage. Sous le porte manteau une autre chaise de paille et à droite de la chaise en amont du porte manteau un lit gigogne collé contre le mur auquel sont suspendus quatre tableaux encadrés deux paysages surmontés de deux portraits un homme et une femme. L’homme pourrait être l’occupant de cette chambre. C’est même certainement lui. Au pieds du lit à main droite une porte. Je pousse la porte et j’entre.
Codicille : La première porte qui s’impose à moi, dans cette consigne à teneur autobiographique est le petit studio parisien qui fut mon premier « chez moi » après avoir navigué de chambres de bonnes en chambres de bonnes, comme en de simples lieux de somme dans le Paris de la deuxième moitié des années 1980. Petit studio qui fut à la fois terrier et ouverture vers le monde : isolation volontaire du socius, plongée dans l’art. D’où la pirouette narrative de ce texte dans lequel je décide d’ouvrir les portes sur des tableaux de peintres qui m’accompagnèrent à cette époque. Ici donc, choisis parmi d’autres, la « Nature morte aux aubergines » de Matisse et la chambre de Vincent van Gogh à Arles. Je choisis d’employer comme éléments de lien entre la peinture et ma propre vie une même description au mot près d’un même objet ( la table) dans le tableau de van Gogh et le studio décrit en premier dans le texte ainsi que la même chaise, archétypes qu’on trouvait en quantité, à l’époque, chez Emmaüs.
6 commentaires à propos de “# Boost # 02. Beckett. Porte à porte.”
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Décidément, les chambres de bonnes des sixième étage sont bien souvent merveilleuses, merci Laurent.
Merci à toi Clarence. Oui, ces lumières qui percent la nuit des grandes villes. « The burning of the midnight lamp » cher à Jimi Hendrix.
tout ce qu’il faut pour survivre dans ce petit espace où on pourrait aisément trouver ses marques si on en poussait la porte nous aussi pour de vrai, surtout qu’il y a un « petit tableau de paysage »
(je ne sais pas pourquoi mais il me ramène à la peinture de Richarme, peut-être l’idée d’époque ancienne…)
salut Laurent
Merci Françoise. Toujours les tableaux, oui, comme les livres, indispensables pour dépasser la simple survie.
15M2 quand c’était un luxe et l’Intérieur aux aubergines pour ouvrir la perspective…
Exactement. je passais de dix mètres carrés à quinze, avec cuisine, douche et wc. le grand luxe de l’intimité.