#Boost # 01 Terre, Tarkos | Elle et lui

St1
Retournée, labourée, des virgules épaisses et brillantes sous le soc, elle est là tout le temps, par tous les temps. Comme lui la retrouvait quand il fallait y aller parce qu’impossible d’attendre : un temps pour tout, par tous les temps, une terre pour tout et quand il est temps, tant pis pour les intempéries, la terre n’attend pas. Être retournée pour mieux être au repos, aérée avant d’accueillir les semences. Vacarme du tracteur qui tire la charrue coupante dans la cour de la ferme, en direction du champ, en direction de la terre entière. C’est un bateau à quatre roues qui roule lentement sur l’océan immobile : il avance, ouvre ce qu’il fouille, les lames brillent et plongent, ressortent de là en ayant aéré, fragmenté, tranché dans le vif. Naissent des lignes, avec les faces brillantes des mottes, lignes pour guider semences puis récoltes. Lignes qui comblent la vue, rassurent le silence. Il y aura bien un après : on efface tout, on recommence. Les chaumes qui restent, souvenirs piquants vont se retrouver sous elle, qui génère des parfums lourds, entre l’ivresse des moissons, et la puanteur des corps ; ils te soulèvent le cœur sans que tu saches pourquoi et tu cherches partout ce qui résiste. Terre retournée, plaie béante qui cicatrise au printemps, la charrue a tranché la chair sombre sans faire de bruit avant de la laisser au repos, comme morte brillante en hiver. Un homme vient de rentrer dans la ferme. Il ôte ses bottes pleines de boue, la journée est finie.

St2
Elle au départ, comme à l’arrivée. Langue fertile de la décomposition, tellement reconnaissable, chaque fois qu’un chant la désigne, chaque fois qu’on sort des sentiers battus et chaque fois qu’on n’en sort pas. Elle, dans les périmètres du dedans, tant bien que mal ensemencés. Parfois hors saison. Tellement compacte qu’y entrer pour y déposer graines, plants, mots sans bords est comme desserrer un étau. Elle, la matière-même de ce qui cherche à être dit, à traverser les apparences. Foulée aux pieds, minée, déminée et ça recommence, blessée, soignée encore une fois comme chaque fois dis-toi qu’elle en a vu d’autres mais ce n’est pas une raison elle murmure dans les épis qui surgissent d’elle le moment venu, se dit inépuisable. Mais diminue à vue d’oeil, se replie sur elle-même pour se protéger, il y a de quoi, tu y retournes, et tu vas jusqu’à lui parler pour qu’elle te parle encore, bouche collée contre elle et l’oreille aussi que tu prêtes pour capter ce qui remonte comme remontent les pierres taillées. Le bruit des voitures et des villes sur les routes qui l’enserrent brouille les dépôts de la limoneuse. Elle tente de devancer l’appel, suggère ce qui vient, te demande de faire corps avec elle comme tu fais corps avec ton histoire. Elle ne peut se résoudre à disparaitre et près des granges en cours d’effondrement, emprunte au passage la naissance d’un pied-d’alouette qui a trouvé une issue entre les pavés d’un reste de trottoir.

St3
Pieds nus, tu marches dans le champ, sur le plateau. C’est comme quitter une chambre sans faire de bruit, la nuit, en pleine adolescence, chaussures à la main. Tu reviens sur tes pas et il n’y a pas si longtemps la terre gardait toutes les empreintes, le creux des révoltes, des amours, des élans, des silences. Elle faisait naitre l’image du petit jardin planté là à partir de trois fois rien : il pouvait projeter la surprise de l’éclosion -– mélange de pois de senteurs, de volubilis et de pommes de terre. Tu reviens sur la terre de l’adolescence mais tout a changé. Tu ne peux plus marcher pieds nus : elle est en prison sous le bitume, sous les dalles de béton. La belle limoneuse étouffe, tu le vois dans le recensement des signaux de détresse qu’elle sème dans les nouveaux encombrements. En insistant, tu retrouves l’endroit de la glaise. Il n’a pas encore été touché par les mutations. Il faut longer ce qui reste de la rigole et de nouveau y aller pieds nus comme pour rejoindre l’aimant. Là, retirer la couche granuleuse et prélever un peu de la terre argileuse que tu vas pétrir, battre comme on bat les blés, transformer en boule que la potière pourrait placer au centre de la girelle. Elle te montrerait alors comment faire monter la terre en l’humectant avant d’enfoncer tes pouces dans la forme souple en rotation pour faire naitre le creux d’un pot. Une fois émaillé, le vase cuirait dans un four, en sortirait tout brillant et tu pourrais l’offrir à celui qui t’a donné la vie.

St4
La Vauve, une centaine d’hectares, un peu moins que les Granges ; versoir pour le soulèvement ; sacs en toile de jute pour les pommes de terre ; les clayettes en piles ; les tubercules des dahlias solaires ; le plateau ; les champs comme la mer.

Codicille. La terre : choisie, comme épousée contre l’avis des siens, travaillée, amendée, laissée en jachère, maudite certaines fois, arpentée tous les jours, surveillée, contemplée, et rejointe pour toujours par mon père, cultivateur.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

Une réponse à “#Boost # 01 Terre, Tarkos | Elle et lui”

  1. je me retrouve dans tes images de champs et de jardins
    « Elle, dans les périmètres du dedans » et c’est une langue aussi que je reconnais là
    aurais tu des tubercules de dahlias solaires à me céder pour mon potager d’été ?
    merci Christine

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