ST1
La terre est là, elle s’étend, s’allonge sous le ciel, elle recouvre tout. Rien ne peut l’arrêter. Elle s’efface sous les pas. Sous le pied, sous la paume, le souffle, elle tient, puis elle cède, mais elle résiste toujours. Elle roule, elle glisse, elle se dérobe. Elle fuit et revient, toujours là, insaisissable. La terre porte, la terre pèse, la terre tombe, la terre remonte. Elle s’effrite entre les doigts, s’agglomère en mottes, se tasse en blocs, éclate en poussière. Elle s’envole dans le vent, retombe en pluie d’étoiles. Parfois sèche, ou lourde, parfois fendue, lisse aussi. Elle se fendille sous la chaleur, elle gonfle sous la pluie, s’efface sous le gel. Je la ramasse, je la laisse couler, elle file entre mes doigts. Je la tiens, elle se dissout. Elle s’épaissit, devient dure quand il fait sec et craque. Elle se gorge et s’assèche, la forme du monde.
ST2
Elle pèse sur les mots. Collant aux lèvres, elle obstrue la bouche, freine la langue. Elle s’étale, coincée dans la gorge, elle empâte, étouffe. Elle crisse sous les dents, durcit la voix, aspire les sons. Elle est dedans, dehors, elle glisse et gratte. On dit : terre battue, terre arable, terre meuble, terre brûlée. On la morcelle en mots, en poussière verbale, en sédiments de langage. On dit limon, glaise, argile, humus. Tout n’est que poussière. On la laboure avec la langue, avec des syllabes. Elle suinte de la voix, se glisse sous les lettres. Elle durcit le langage, l’alourdit, le fait trébucher pour mieux le faire entendre. On parle, elle tombe. On parle encore, elle nous recouvre. Elle remplit tous les creux, bouche le moindre trou, elle pèse sur toutes les phrases. On articule, elle écrase. On prononce, elle efface.
ST3
J’en ai sur les mains, sous les ongles, noirs, parfois même sur les lèvres. Elle s’infiltre dans mes veines, laisse des traces sur ma peau. Je la porte, la soulève, elle m’alourdit. Mes pieds s’enfoncent, mes genoux s’y cognent, mon souffle y reste. Elle entoure, elle enferme, elle façonne. Si je tombe, elle me prend dans ses bras. Si je cours, elle se traîne derrière moi. Si je creuse, elle me recouvre. Elle s’insinue dans mes cheveux. Rouge, elle me ronge, elle s’incruste partout, elle s’envole en poussière. Je la lave, elle revient. Je la chasse, elle s’accroche. Sur mes paupières, sur ma peau.
ST4
Marne, motte, poudingue, terre, litière, trouée.
Lisière d’un sol meuble.
Argile grasse mêlée de calcaire.
Masse de terre compactée.
Amas de cailloux pris dans une gangue de boue durcie.
Poussière ancienne accumulée par le vent.
Terre noire, riche, épaisse.
La terre est un mot qui ne se vide pas.
Flache, falun, fumure, fumagine, ravière.
Accumulation lente des feuilles mortes sur le sol.
TL’absence qui découpe la forêt.
Mare éphémère où le ciel se renverse.
Mémoire friable des mers disparues.
Résurgence vive qui traverse la pierre.
Mariage de la matière en attente.
Poussière obscure qui s’accroche aux fruits.
Terre striée par les sillons de raves.
Bâchasse, croue, lentrite, sable, limon.
L’endroit où l’étang touche la route.
Pan de sol arraché, terre soulevée.
Friction du sable et de la marne.
Dérive silencieuse des fleuves.
Masse épaisse qui retient l’eau.
Sol nu que le vent polit.
Terre saturée d’eau, gonflée, cendreuse.
L’horizon est la couche du sol où tout commence.
Gley, humus, tangue, grès, latérite, gypse.
Ombre fertile du sous-bois.
Boue marine qui durcit au soleil.
Mémoire compacte, sédimentation figée.
Terre rougie par le temps.
Pierre qui s’effrite en sel sous les doigts.
La terre est pleine de mots.
Codicille :
C'est un voyage, chaque mot est un pas qui nous rapproche du sol et nous en éloigne dans le même temps, au fil des saisons, dans la matière des sensations, ce sont les strates du texte qui nous rapproche, la langue y prend racine et nous révèle la forme du monde.
Très beau texte et j’ai une affection pour la ST4, l’accumulation de mots et d’images que cela suscite, merci à vous.
Merci beaucoup Clarence, j’avoue que moi aussi j’aime la dernière strates de ces empilements de terre, mais c’est un peu comme le trou qu’on creuse, le monticule de terre rejetée à ses côtés n’existerait pas sans lui.
« Elle pèse sur les mots. Collant aux lèvres, elle obstrue la bouche, freine la langue » – « La terre est pleine de mots » merci pour ce beau double mouvement
Merci Nathalie, C’est ce que j’aprécie tout particulièrement avec Tarkos comme guide, il nous propulse au-delà de ce qu’on imaginait possible, son mouvement nous emporte et nous permet de nous dépasser.
Voilà un texte qui tourne autour du lecteur (pas comme l’autre Terre) et qui enivre dans un mouvement qui nous emporte. Et oui, d’accord avec toi, Tarkos est un accélérateur de particules. Merci pour cet élan.
Merci Jean-Luc, un accélérateur de particules, c’est tout à fait Tarkos !
Mots ou matière, la terre insaisissable aux 1 et 2, et finalement inversion, la terre, tactile, présente en 3 et 4. J’aime beaucoup « La terre est un mot qui ne se vide pas ».
Merci Perle, très touché.