L’aveugle au crâne rasé écarquille ses yeux et me demande : le vois-tu qu’ils ne sont pas vrais ? Je plonge mon regard dans le sien, cavité orbitaire contre cavité orbitaire, m’enfonçant dans l’obscurité de sa pupille, tombée d’une nuit soudaine, noirceurs et ténèbres, puis, soudain, m’en extrait, presque violemment et répond Non. Et me-crois-tu ? continue-t-il le cil clignotant en direction de ma voix. Oui. Veux-tu que je les pose sur le comptoir du bar ? Ses longs doigts crochus enveloppent les globes oculaires, saisissent le fond de l’œil, muscles, glandes lacrymales et nerfs et d’un coup sec, arrachent le tout, et les posent, sanguinolents, près de ma bière. Non, je crie. Il rit, me dit-il la vérité ou veux-t-il me tromper ? Il n’a jamais vu son visage, jamais deviné le mien, jamais contemplé ses yeux posés dans ses mains mais alors que distingue-t-il ? ai-je envie d’oser. Tandis qu’ils me parlent, leurs yeux se ferment mais où vont ces hommes aux yeux clos pendant leurs mots ? Main posée sur la bouche, scellant l’ouverture de toute infiltration exfiltration, de phrases ou de verbes regrettés, pas muselée, non, délicatement posée, peau contre lèvres, geste protecteur, geste interrogateur, geste qui semble dire dois-je tout dévoiler ? Bouche en cœur, yeux d’amande, mine claire et sans ratures, traits ciselés, délicatesse de l’ossature, nez aquilin, portrait d’une ingénue, d’une femme pas encore née mais plus celui d’une enfant, un entre-deux, innocent ? Traces de rides au bout de mes yeux, dans le creux de mes joues, entre mon nez et mon sourire, stries et sillons, semblables à de fines racines d’arbres ou rigoles de ruisseaux, enchevêtrement, enlacement, arborescence creusée sous la transparence de ma blancheur ne s’effaçant plus sous mes doigts impuissants, je m’interroge suis-je en train de disparaître et surtout vers quel horizon ?
24 commentaires à propos de “#BOOST #006. Visages.”
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Impressionnants, texte et écriture. Et ces questions ! Merci, Clarence.
Qu’il est bon de revoir ton prénom Anne. J’espère que tu vas bien ? Merci pour ton regard et tes mots. Bonne journée.
Pfouuuhhh, les yeux près de la bière, on les voit
Oui carrément, l’image m’a sauté aux yeux, bisous Juliette.
Quelle scène, : où vont ces hommes aux yeux clos pendant leurs mots,
cette phrase ouvre un récit dans ce début de nouvelle, je reprends Juliette :Pfouuuhhh.
Mais c’est tellement vrai, où donc vont-ils ? Merci Laurent. A bientôt.
» mais où vont ces hommes aux yeux clos pendant leurs mots ? »
touchée aussi par ces mots par l’ensemble de ton texte, un visage, des visages multiples pour une intériorité infinie.
Merci Clarence.
Merci Marie, c’est bien quand les autres entendent la même chose. à bientôt dans tes écrits.
je dois te relire encore pour poser quelques mots, pour voir encore les yeux de verre posés près de la bière… (s’il n’y avait pas eu mention du comptoir de bar, je me serais demandée de quelle bière il s’agissait…) et l’interrogation violente autour de la perception par nos sens, les yeux, la bouche… mais que voit-on de l’autre ?
ton texte en deux parties, la deuxième si délicatement posée
Merci Françoise, bien à toi.
mais où vont ces hommes aux yeux clos pendant leurs mots ? c’est dingue moi aussi j’ai relevé cette phrase, elle fait l’unanimité. J’ai relevé aussi « rigoles de ruisseaux », « et surtout vers quel horizon ? » Merci Clarence pour ces 3 visages si différents et si présents
Merci ma Cécile, douce journée.
J’ai surligné la même phrase qu’ont noté les commentaires précédents et je rajouterai la dernière aussi qui va me trotter en tête…
Merci Solange, à bientôt.
« mais où vont ces hommes aux yeux clos pendant leurs mots ? »
« portrait d’une ingénue, d’une femme pas encore née »
Voilà les horizons auxquels le lecteur est confronté.
Et c’est très fort
Merci Annick, c’est chouette quand les mots commencent à trouver des chemins.
Magnifique !
Poétique et dur à la fois… et puis ce ‘une femme pas encore née’… et comme Juliette le dit, les yeux à côté de la bière, fallait l’écrire !
Merci pour ce texte.
Merci Annick pour le regard et les mots.
Quel beau texte ! Le choix des mots cisèle un monde étrange et je reconnais de ta plume les accumulations qui façonnent ici un portrait tout en finesse. Très beau texte. Merci.
Merci Jean Luc, il y a des propositions qui t’inspirent plus que d’autres et je prends le temps maintenant d’explorer mes écrits plus longuement, de pousser plus loin ce que je ferais. Je tente de me surprendre, de découvrir une écriture qui serait encore cachée. C’est une exploration. Bien à toi.
« le vois-tu qu’ils ne sont pas vrais ? Je plonge mon regard dans le sien, cavité orbitaire contre cavité orbitaire, m’enfonçant dans l’obscurité de sa pupille, tombée d’une nuit soudaine, noirceurs et ténèbres » quelle intensité dans ce texte qui a plusieurs visages, et l’ombre, et la lumière. Merci
Merci Nathalie, quel plaisir de réécrire et de vous retrouver tous et toutes. Belle journée.
il paraît que tout contact prend naissance dans le regard, les yeux dans les yeux, mais là, c ‘est le choc! « Je plonge mon regard dans le sien, cavité orbitaire contre cavité orbitaire, m’enfonçant dans l’obscurité de sa pupille, tombée d’une nuit soudaine, noirceurs et ténèbres, puis, soudain, m’en extrait, presque violemment et répond Non. » Merci pour ce voyage, au plus profond…c ‘est dur, c ‘est poétique, et pose la question de l ‘écriture des des visages, de ses signes. Ne dit-on lire pas : lire sur le visage comme un livre ouvert …
Merci Carole, à nos écrits, toujours.