#BOOST #006. Visages.

L’aveugle au crâne rasé écarquille ses yeux et me demande : le vois-tu qu’ils ne sont pas vrais ? Je plonge mon regard dans le sien, cavité orbitaire contre cavité orbitaire, m’enfonçant dans l’obscurité de sa pupille, tombée d’une nuit soudaine, noirceurs et ténèbres, puis, soudain, m’en extrait, presque violemment et répond Non. Et me-crois-tu ? continue-t-il le cil clignotant en direction de ma voix. Oui. Veux-tu que je les pose sur le comptoir du bar ? Ses longs doigts crochus enveloppent les globes oculaires, saisissent le fond de l’œil, muscles, glandes lacrymales et nerfs et d’un coup sec, arrachent le tout, et les posent, sanguinolents, près de ma bière. Non, je crie. Il rit, me dit-il la vérité ou veux-t-il me tromper ? Il n’a jamais vu son visage, jamais deviné le mien, jamais contemplé ses yeux posés dans ses mains mais alors que distingue-t-il ? ai-je envie d’oser. Tandis qu’ils me parlent, leurs yeux se ferment mais où vont ces hommes aux yeux clos pendant leurs mots ? Main posée sur la bouche, scellant l’ouverture de toute infiltration exfiltration, de phrases ou de verbes regrettés, pas muselée, non, délicatement posée, peau contre lèvres, geste protecteur, geste interrogateur, geste qui semble dire dois-je tout dévoiler ? Bouche en cœur, yeux d’amande, mine claire et sans ratures, traits ciselés, délicatesse de l’ossature, nez aquilin, portrait d’une ingénue, d’une femme pas encore née mais plus celui d’une enfant, un entre-deux, innocent ? Traces de rides au bout de mes yeux, dans le creux de mes joues, entre mon nez et mon sourire, stries et sillons, semblables à de fines racines d’arbres ou rigoles de ruisseaux, enchevêtrement, enlacement, arborescence creusée sous la transparence de ma blancheur ne s’effaçant plus sous mes doigts impuissants, je m’interroge suis-je en train de disparaître et surtout vers quel horizon ?

A propos de Clarence Massiani

J'entre au théâtre dès l'adolescence afin de me donner la parole et dire celle des autres. Je m'aventure au cinéma et à la télévision puis explore l'art de la narration et du collectage de la parole- Depuis 25 ans, je donne corps et voix à tous ces mots à travers des performances, spectacles et écritures littéraires. Publie dans la revue Nectart N°11 en juin 2020 : "l'art de collecter la parole et de rendre visible les invisibles" voir : Cairn, Nectart et son site clarencemassiani.com.

24 commentaires à propos de “#BOOST #006. Visages.”

  1.  » mais où vont ces hommes aux yeux clos pendant leurs mots ? »
    touchée aussi par ces mots par l’ensemble de ton texte, un visage, des visages multiples pour une intériorité infinie.
    Merci Clarence.

  2. je dois te relire encore pour poser quelques mots, pour voir encore les yeux de verre posés près de la bière… (s’il n’y avait pas eu mention du comptoir de bar, je me serais demandée de quelle bière il s’agissait…) et l’interrogation violente autour de la perception par nos sens, les yeux, la bouche… mais que voit-on de l’autre ?
    ton texte en deux parties, la deuxième si délicatement posée

  3. mais où vont ces hommes aux yeux clos pendant leurs mots ? c’est dingue moi aussi j’ai relevé cette phrase, elle fait l’unanimité. J’ai relevé aussi « rigoles de ruisseaux », « et surtout vers quel horizon ? » Merci Clarence pour ces 3 visages si différents et si présents

  4. « mais où vont ces hommes aux yeux clos pendant leurs mots ?  »
    « portrait d’une ingénue, d’une femme pas encore née »
    Voilà les horizons auxquels le lecteur est confronté.
    Et c’est très fort

  5. Magnifique !
    Poétique et dur à la fois… et puis ce ‘une femme pas encore née’… et comme Juliette le dit, les yeux à côté de la bière, fallait l’écrire !
    Merci pour ce texte.

    • Merci Jean Luc, il y a des propositions qui t’inspirent plus que d’autres et je prends le temps maintenant d’explorer mes écrits plus longuement, de pousser plus loin ce que je ferais. Je tente de me surprendre, de découvrir une écriture qui serait encore cachée. C’est une exploration. Bien à toi.

  6. « le vois-tu qu’ils ne sont pas vrais ? Je plonge mon regard dans le sien, cavité orbitaire contre cavité orbitaire, m’enfonçant dans l’obscurité de sa pupille, tombée d’une nuit soudaine, noirceurs et ténèbres » quelle intensité dans ce texte qui a plusieurs visages, et l’ombre, et la lumière. Merci

  7. il paraît que tout contact prend naissance dans le regard, les yeux dans les yeux, mais là, c ‘est le choc! « Je plonge mon regard dans le sien, cavité orbitaire contre cavité orbitaire, m’enfonçant dans l’obscurité de sa pupille, tombée d’une nuit soudaine, noirceurs et ténèbres, puis, soudain, m’en extrait, presque violemment et répond Non. » Merci pour ce voyage, au plus profond…c ‘est dur, c ‘est poétique, et pose la question de l ‘écriture des des visages, de ses signes. Ne dit-on lire pas : lire sur le visage comme un livre ouvert …

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