Débrits, gravats, broutilles, morceaux, de ferraille, de plastique, de polystyrène, tas de sable, tas de gravier, tas de terre, rouge, noire, boueuse, clôtures électriques, clôtures barbelées, clôtures maçonnées, portails de fer forgé télécommandés, bruit de climatisations télécommandées, caméras de vidéosurveillance télécommandées, façades inachevées, façades craquelées, façades opacifiées de fenêtres miroirs, encadrées de colonnades, de marbres noirs, maison sans façade, à nue, petites maisons à peine plus que des cabanes, odeur de friture, jardin chétif, enfants jouant nu pieds, enfants portant de l’eau, portant du bois, portant une bêche, coups de marteau, ciment sec, ciment frais, odeur du ciment, odeur des moellons désagrégés, salpêtre, flaques, jappement de chiens, des gros, des petits, sur les chemins défoncés, des 4×4, des hommes à la recherche de chantiers, des hommes accroupis, des hommes rencognés, des gardes armés, des femmes portant sur la tête des bassines, aux angles des chemins défoncés, de petites échoppes bricolées en bois et en tôles. Des réverbères, allumés de nuit comme de jour. Ils traversent le monde connu et conduisent au bout.
Sous le dernier réverbère, à l’angle de la dernière enceinte, commence un sentier caillouteux qui mène à la mangrove. Il s’arrête. Les pieds s’enfoncent dans la vase. Sous un arbre, des hommes et des femmes mangent et boivent. Ils habitent la dernière cabane avant l’étendue. Sauvage, inhospitalière, gluante, mystérieuse, malsaine, inextricable, pestilentielle, méphitique, maligne, fiévreuse, insalubre, impénétrable. C’est le point de vue qu’on a sur ce bout du monde qui, déjà, engloutit nos chaussures imperméables. C’est qu’on est vertical et planté dans le sol. Conquérant, sous notre chapeau de brousse, mais désorienté. Car c’est par la mer que nos ancêtres sont arrivés. Nous sommes à contre sens. Nous tournons le dos aux chantiers. On pense aux machettes qui taillaient dans le vert. Aux dents serrées. À toute l’inutilité visqueuse qu’il fallait piétiner, qu’il fallait assécher, qu’il fallait rentabiliser. Conquérant de rien, nous. Attirés par l’idée d’un océan derrière. On ne le voit pas. On ne le sent pas. L’air n’est même pas salé. Des hommes et des femmes boivent des bières sous l’arbre, et bientôt la mangrove absorbe le bruit de leur conversation. On a fait dix pas.
Piqué de pneumatophores. Le sol. Troué de galeries creusées par les crabes. Parsemé d’empreintes de pas d’hommes aux pieds nus et de pattes d’oiseaux. On suit un chenal tidal qui supporte nos pas. Les palétuviers s’y contorsionnent pour ne pas y verser. Peut-être devrait-on parler de rythme pour décrire des branches. Nous sommes dans un lieu rythmé par le flot et le jusant. Rythmé par les êtres qui ne s’y installent jamais vraiment. Mangrove à gueule épaisse. Respire. On sent la présence de nombreux oiseaux, mais leurs chants nous sont étrangers. Le peuplement végétal cède un passage qui ouvre sur d’autres passages, qui s’enfoncent là où tout s’enfonce, qui parfois aboutissent dans un fouillis de branches. Des pêcheurs ont tendu des filets dans le chenal. On croit distinguer des silhouettes allongées dans les ombres. On croit sentir une odeur. On se dit, c’est comme pour les chants d’oiseaux, comme pour les nuances de vert, c’est une odeur qu’on ne sait pas nommer. Et le bout du monde, nous y sommes. Ce n’est pas une frontière. C’est un passage.
Codicille : La mangrove s’étend derrière chez moi. Ma démarche consiste tout d’abord à accueillir les représentations héritées du temps colonial (prolongé à mon sens dans l’urbanisation actuelle des zones humides) tout en me laissant toucher par un lieu qui peut se révéler étonnamment accueillant.
juste les choses d’abord , leurs odeurs, leurs bruits puis, elles, eux; pas de verbe encore, ni de point trop vite. Ces trois paragraphes emportent « Nous sommes dans un lieu rythmé par les marées et modelé par le flot et le jusant. Rythmé par les êtres qui ne s’y installent jamais vraiment » … oui passage. Et qui laisse trace. Merci