Jour 1
Elle traîne depuis des semaines, pleine et fermée, sur le nouveau plancher de la salle à manger. Une simple, très simple boîte de carton recyclé dont il n’y aurait au fond que très peu à dire, puisque c’est une boîte standard, banale, commune, associée à aucun sentiment particulier, à aucun souvenir précis, à aucune histoire familiale, mais disons déjà pour commencer que c’est la dernière boîte d’une série de 70. Celle-ci pas défaite, donc. Pourquoi? Sais pas trop. Paresse de l’été peut-être. Mystère plus grand que paresse? Pas clair. En lettres majuscules, sur deux des côtés de la boîte, on peut lire en lettres vert forêt REMISE À NEUF CLAUDE BOILEAU. Sous les lettres, un numéro de téléphone. Si jamais. Si jamais on aurait besoin de parler à quelqu’un, ça peut, pourrait arriver, avoir envie de parler à quelqu’un. Elle a été bourrée en catastrophe, cette boîte, après le dégât d’eau. 70 boîtes pareilles à celle-ci avaient été livrées deux jours plus tôt. S’agissait de les remplir de tout ce que contenait cet appartement. « Voulez-vous qu’on s’en charge? » Non, non merci, franchement, je m’occuperai moi-même de mettre mes objets – ma vie? mes objets, est-ce ma vie? – dans ces boîtes. Il en reste une, donc, seule, perdue sur le nouveau plancher en bois de la cuisine refaite à neuf. Pas ouverte, on s’en souvient. De toute évidence, pas important puisque rien qui s’y trouve n’a manqué au cours du dernier mois. Ou ne semble avoir manqué. Alors on ne l’ouvre pas. Par défi? Pas clair encore. Car rien au fond n’est clair, car rien ne manque vraiment.
Jour 2
C’est une boîte en carton d’environ 50 centimètres par 30. Sur deux des côtés, on peut lire en lettres vertes un peu délavées REMISE À NEUF CLAUDE BOILEAU LTÉE. Sous les lettres, des chiffres en forme de numéro de téléphone. Mais pas envie d’appeler personne, non. On se doute qu’une petite catastrophe est arrivée. Ainsi depuis des jours – 30, 45? moins? – la boîte, pleine d’objets, attend sur le plancher. Les 69 autres boîtes d’une série de 70 ont été ouvertes, vidées, défaites, découpées, éventrées, pliées, descendues, mises au recyclage dans de grosses poubelles vert olive qui contenaient déjà mille boîtes de carton vidées, découpées, pliées, éventrées, car c’est le temps des déménagements, de transporter dans des boîtes, d’un lieu à l’autre, tout ce qu’on possède. Notre vie? En reste une qui résiste, donc. Résiste à quoi? Pas clair. Réfléchir aux objets. Ou plutôt au surplus d’objets. Cette boite non ouverte renferme des objets qui ne me manquent pas. L’ouvrir? Attendre.
Jour 3
Une boîte. En carton recyclé. Grosseur moyenne, moyennement lourde, qui jure dans le décor épuré de l’endroit : nouvelles tendances, on aime ça minimaliste, maintenant tout est blanc nébuleux, gris décorateur, grège boîte de carton recyclé. 69 autres boîtes ont été ouvertes, défaites, objets rangés dans des tiroirs, dans des armoires, ou encore déposés sur les planchers (refaits) ou accrochés sur des cintres, ou alors accrochés sur les murs. Pas grand-chose à en dire, de cette boîte, franchement, non. Mais au fond, ce n’est pas tant ce qu’elle est que ce qu’elle cache et qui ne manque plus.
Jour 4
Une boîte de carton, sur le plancher du salon, qui contient un soixante-dixième des objets que je possède en cette vie. Envie : me débarrasser de tout. Ne garder qu’une seule boîte. Avec l’essentiel à l’intérieur qui serait : deux cahiers d’écriture ayant appartenus à ma mère, son chapelet en bois d’ébène, un petit contenant en bois pour boire le saké, une carte reçue d’un ami poète, écrite à l’encre noire, de sa belle écriture ronde, sur laquelle on voit le mont Fuji, plus ma précieuse photo de Sylvia. Mais, oh, on s’éloigne de la boîte. Comment ne pas toujours rattacher les objets aux sentiments? Comment s’intéresser à une simple boîte de carton recyclé pour ce qu’elle est?
Jour 5
Devant moi, posée sur le sol de la chambre, une boîte de carton, où passent en croix de grandes bandes de papier collant transparent. On peut lire le nom d’un homme sur deux des côtés de la boîte, plus un numéro de téléphone pour le rejoindre. À la gauche du nom, tiens, un dessin : deux mains qui brandissent un pinceau et un tournevis. Pour ouvrir la boîte, il faut certainement une paire de ciseaux et un peu de patience. La boîte est moyennement lourde. Mais on peut aussi, plutôt que l’ouvrir, décider de la soulever. On la prend, donc, on la soulève, on la transporte, on la déplace, on l’apporte en voiture quelques kilomètres plus loin, on attend notre tour, on montre une preuve de résidence, on avance vers les bennes à recyclage, on sort la boîte de carton recyclé moyennement lourde de la voiture, on la tend à un homme qui porte un dossard orange fluo, on dit : je ne sais pas ce que contient cette boîte, mais j’en ai assez parlé, et peut-être pas comme il aurait fallu, mais je sais que je ne la veux plus.
Bonjour Julie,
J’aime beaucoup votre boîte en carton. J’admire le courage de la faire disparaître sans savoir ce qu’elle contient. J’en serais incapable.
En tout cas je trouve qu’elle se tient, votre boîte. Peut-être qu’elle contenait des vieux chargeurs de portable. Peut-être qu’elle était vide.
Peut-être que ça n’a pas d’importance. Et c’est ça qui est merveilleux.
Merci pour la lecture. Elle se tient peut-être, la boîte, parce que j’y ai mis aussi une petite touche… de fiction 😉
oui on aurait bien aimé savoir – mais on aime autant ne pas – « 9, Claude Boileau » c’est l’adresse du déménagement ? – mais comme il y en avait soixante neuf autres, pourquoi celle-là ? était-elle numérotée ? était-ce la dernière ? – que de questions inutiles hein… en tout cas, un moteur qui fait bien avancer le truc (même si la frustration de la fin à comme un goût de « revenez-y ») (faire la liaison revenezy) (une expression de par ici de l’Atlantique qui indique qu’on suivra avec plaisir)
Merci pour le commentaire ! 9, claude boileau… (je l’ai ri) Ainsi, ce que j’aime, c’est partir du réel et y injecter une couche de fiction. Dans la réalité, rien n’indique que cette boîte n’ait pas été ouverte, au fond.
Vous balancez finalement la boîte comme vous avez balancé l’emploi. C’est ce que je devrais faire.
Si la boîte n’a pas « vraiment » été balancée (elle l’est pour les besoins du récit, désolée de peut-être décevoir), l’emploi, lui, l’a bien été (avec des circonstances qui le permettaient, il va sans dire). Si vous le pouvez, je vous le souhaite.
Je découvre votre écriture, Julie, après voir lu un commentaire de vous sur l’un des mes textes (merci !). Après les Sols, le Parpaing, voici cette boîte de carton recyclé, et pour moi ces trois textes ont en commun quelque chose qui est lié à la vanité de l’existence. Un profond détachement (qui se concrétise avec cette boîte non ouverte que l’on jettera pour finir), que votre écriture porte très bien d’ailleurs. (et l’idée même de la boîte est omniprésente déjà dans les sols…) J’aime beaucoup beaucoup votre écriture !
Merci Marlène. J’aime votre lecture de la vanité de l’existence versus le détachement par l’écriture.
J’avais pour ma part déjà aimé ce verre vert de la communiante – qui m’était resté dans la tête. Grande affinité pour votre monde, vos angles, la vision donnée, et ce qui est fait avec chaque exercice (j’étais partie pour le mois d’août, me voilà reconnecté à nouveau, je reprends les travaux! )