Ce souvenir persistant chez elle d’une dalle en béton brut dépourvue d’habillage (la maison encore en construction alors qu’elle était haute comme trois pommes et commençait à trottiner pour de bon), dalle ponctuée de minuscules trous et graviers incrustés dans la masse d’où s’étaient élevés progressivement les murs (le père se lamenterait plus tard à propos du peu de matériaux disponibles à l’époque dans le commerce, et chers avec ça, donc pas le choix : couler soi-même ses parpaings avec un copain le soir en rentrant du travail ou bien le dimanche – pas le choix –, brasser le béton à la pelle, s’acharner presque tout seul jusqu’à constituer un abri sûr pour sa famille qui tiendrait combien de temps, on ne sait pas), peut-être avait-il choisi de couler une couche plus fine par-dessus la dalle dans l’espace des chambres pour lisser une partie des aspérités (décidément trop rugueuse sous le pied), en tout cas elle s’était plu à cet âge à y distinguer ces petits dessins réguliers, genre de chevrons réalisés avec un rouleau métallique à motifs en relief passé juste avant le durcissement définitif pour favoriser l’accroche, chevrons qu’elle s’appliquait à redessiner en passant le doigt dessus ou rien qu’avec les yeux (est-ce le gris, les dessins, la dureté du support qui a favorisé le souvenir ou bien la trame des événements tragiques imprimés dedans, on ne sait pas, ou bien déjà l’inquiétude de savoir combien de temps resteraient debout ces murs qui ont vu naître le souvenir, l’idée de destruction et d’émotion violente), de toute façon le béton : gris raide, forcément poussiéreux, simple dalle d’environ dix mètres sur huit où était posée la maison sur laquelle les gens piétinaient ce jour-là et sur lequel les chaises frottaient quand ils s’asseyaient pour contempler une heure durant le visage et les mains jointes de la petite morte tout en respirant l’odeur du café qui se faisait dans la cuisine, un drôle de jour que celui-là marquant la fin d’une enfance et le début de la douleur, et elle postée sur le seuil de la chambre (qui plus tard serait celle des parents) en train de suivre des yeux ou de compter les chevrons empreints dans le sol gris, seule, ignorée des femmes en prière triturant leurs chapelets, seule avec le gris pour horizon et le lit poussé au fond contre le mur, peut-être qu’à certains moments elle se cachait derrière une porte (au fait y avait-il des portes), associant définitivement le béton à chevrons, le lit blanc, l’odeur du café et de la solitude, ce même sol habillé quelques années plus tard – tout de même bien plus propre, avait commenté le père, toujours soucieux de rendre l’habitation plus moderne –, carrelage dix sur dix genre granité : rouge et gris pour la cuisine, vert et jaune pâle pour la salle à manger, et puis chambre des enfants en bois de chêne et chambre des parents en linoléum beige remplacé dans le courant des années soixante-dix par de la moquette bleue, revêtement parvenu à bout de course presque cinquante ans plus tard et troqué après l’agonie du père contre un plancher clair d’un genre qu’on fait maintenant, facile à poser, résonnant légèrement sous le pied, ça durera ce que ça durera, d’ailleurs ça n’a plus guère d’importance, peu de trafic désormais dans cette chambre sinon les pas de la mère, vieille à présent et bien consciente que rien ne vaudra jamais ce beau plancher en chêne foncé choisi naguère pour la chambre des enfants – lui toujours inchangé, odorant pour avoir longtemps été ciré une fois par an et même pratiqué avec des patins –, un sacré beau plancher quasi inaltérable une fois posé comme ça à l’intérieur, mais que deviendra-t-il ?, c’est tout comme la maison et la buanderie, détruits sans doute (on ne vit plus comme ça aujourd’hui), enfin on ne sait pas.