Bintu, j’essaie ainsi de te parler. Je suis obligé de partir du compliqué qui est en moi.
Au moment de commencer, de dire « je », d’inviter Bintu à te tenir les mains, te reviennent les blocs du monument de Berlin commémorant la Shoah…
Allez, j’ose te l’écrire enfin : chère Bintu…
Les lettres de Bintu écrites sur du papier à petits carreaux, tu les avais laissées bien des années dans un carton au grenier.
Ah ça, depuis, on a bien récapitulé, tu ne trouves pas, Bintu !
Un certificat, on te le fait. Ce n’est pas toi qui le fais…
Partant de la troisième personne, unique source possible de tout certificat, ça paraît être régression d’aller vers la deuxième personne et la syllabe -ti-, justement une possible deuxième personne latine. Mais, il faut bien que je te parle de temps en temps, chère disparue…
Ti, c’est comment tu dis « je dis » en soninke. Le soninke, c’est la langue d’alliance dans la famille de Bintu.
Si tu savais, Bintu, Tuutti fut bien mon nom de clown, éphémère nom de clown, remplacé par Melchior. Plus médiatique, Melchior ?
Le boîtier de la cassette a une dominante couleur chocolat, à reflet presque rouge. Tu y fais encore un rapprochement avec le portrait du chanteur, Alpha Blondy ?
J’essaie de t’imaginer à Cocody, en Bintu souriante et riante, avec une bande de copines et des copains s’il faut…
C’est quoi ce « bilu » ? Alpha s’amuse purement et simplement avec les sons ? Est-ce un genre de diminutif que tu emploierais, toi, pour ta Bintu ?
Eh, Khadi ne m’a-t-elle pas taquiné un peu avec toi, Bintu à ce dernier séjour ? Je peux l’imaginer mettre en avant ses lèvres tout en riant et en murmurant pour me faire rougir : « Bintu »…
Et allez, la chanson du temps des cerises te revient ce matin, parce que t’en as croqué -peut-être les dernières de la saison- et que la fenêtre, en même temps, montrait un ciel gris, probablement froid, comme on ne peut que se l’imaginer au Sénégal.
Et dans un autre temps, Bintu, tu m’écrivais des « chers » qui seraient devenus des « c’ers » dans ta bouche, si j’avais eu l’occasion de t’initier à tes premières cerises.
Et de tout cela il ne te reste que cette photo où elle est assez exactement en robe de cerise.
Quand même avant le passage du temps aux dates et des cerises aux dattes, il y a cette photo, que je regarde en pensant au dessin que j’aurais pu faire de toi, Bintu, moi qui ai dessiné tant de personnes au long de mes séjours à Sabi et à Tamba, tant de pages de mon petit carnet qui ont été arrachées et données…
En réécoutant les cassettes d’apprentissage de l’arabe, à toi de découvrir que bintu saarira était la petite fille.
C’était donc avant de te rencontrer vraiment à Tambacounda, Bintu.
Et toi, pauvre facteur, de répéter bintu saarira dans ta cuisine pyrénéenne, avec la montagne qui se peuplait peu à peu des grandes ombres des arbres en train de se feuiller.
Mais qu’est-ce que je veux donc faire de toi, Bintu, aujourd’hui ?
Il y eut aussi « La rouge ». Et cette rouge-là, depuis le long séjour au Sénégal, ne reviendra-t-elle pas te hanter jusqu’à ta dernière saison ?
Et de toi, Bintu, quel changement ai-je attendu ? Du cœur, du corps ?
Arrête-toi au fi. Normal, fii en wolof cela veut dire ici. On s’arrête donc ici mais à condition de pouvoir le faire, à condition d’avoir les conditions d’entrée et surtout les conditions de séjour.
Bintu, je sens que se renforce l’hypothèse où tu aurais été dame de cœur, parmi des dames d’autre couleur…
Elle existait parmi d’autres portraits, des visages de « ton » Sénégal.
Bintu, tu aurais pourtant mérité ce qu’il m’est arrivé de faire pour d’autres portraits mis en page : les deux incisions au cutter, la photo légèrement ployée pour que les angles trouvent les fentes et tout se tient ainsi, en toute légèreté.
Quelle est la valeur de l’exercice ? Eh bien, à toi de lui en faire une sorte d’hommage.
Fini de relire avec la gorge sèche. La gorge sèche en relisant de ton portrait vers moi, Bintu, c’est vraiment ce que j’ai envie de retenir, de moi à toi, pour le moment…
Si tu le dis comme ça, cat, ça fait trop anglais. Et trop félin ainsi, inutile de générer la méfiance que génère en Afrique les yeux de chat et ceux qui ont des yeux tels, les personnes aux yeux bleus comme toi.
Toi Bintu, tu avais appris à parler autrement… Tout ce qu’il faut faire pour se donner des chances, quand même !
Grâce à tout ça et un peu de chance en plus, Bintu aurait donc pu s’installer durablement dans ta vie toulousaine au printemps 1996…
Bien sûr, Bintu, dans la grande histoire, il y a aussi les autres, tous les autres que toi, les vraiment partis et pour autant, les jamais arrivés.
Cer-ti-fi-cat d’hé…te voilà arrivé au deuxième mot. Les langues africaines vont-elles encore y trouver leur place ?
Bintu, regarde-moi depuis ta photo, s’il te plaît, regarde-moi assez fort pour que s’arrêtent un peu les mots !
Ah si tu pouvais prendre du recul tout en restant sur place. Agrandir même, s’il le faut, la ruelle passant devant Ly kunda. Ou grimper sur le muret de derrière. Faire le mur. Mais, à ce moment, c’est peut-être déjà la problématique de Bintu, pas la tienne.
Dis Bintu, m’as-tu vu venir comme le fauve s’approcherait d’un troupeau de gazelles ?
Or, même en cherchant jusqu’aux tréfonds de toi, il n’y a que des bribes de souvenir de cette visite initiale à la concession familiale de Bintu.
Mais Bintu, te voir en gazelle, cela se heurte trop vite à de possibles soupçons que tu aurais pu avoir, que je ne vois en toi qu’un corps de femme désirable, que je ne me vois qu’en une sorte de chasseur…
Allez, calme-toi et demande-toi : Qu’aurait pu être Bintu pour ma grand-mère ?
Je ne saurai jamais ce que tu as pu imaginer vivre avec moi, Bintu, en cas de succès de ta demande de visa. Aurais-je d’ailleurs le droit de savoir, même si tu étais encore là pour que je te le demande ?
Offrir un collier à Bintu, parfois t’en vient l’idée saugrenue. Une idée de grand-mère ?
Je dois t’avouer aussi, Bintu, certaines modifications que je fais… J’avais écrit « une bicyclette pour la transporter » et j’ai finalement écrit : « une seule bicyclette pour nous transporter », non mais pour qui je te prends, à imaginer que tu ne savais pas te transporter toi-même !
Si tu prononces ainsi, « ber », autant l’écrire à l’espagnole, ver, et cela signifierait voir. Mais cela remue le couteau dans la plaie. Te dire qu’il est devenu impossible de la voir, de la revoir, c’est dur. Ne plus la voir que sur cette unique photo interminable, c’est trop dur pour toi.