Baudelaire #5 | chambres, enquête, fantômes

Ouvrir fenêtres dans Street View. Buter, buter contre portes cochères lourdes, closes. Buter, buter contre verre sécurit des vitrines opaques. Buter, buter contre têtes floues. Buter, buter contre silence. Silence de la ville. Ce jour, à seize heures et quarante-deux minutes nous, capitaine Pimodan d’Hautefeuille assisté du sergent d’Anjou, avons procédé au contrôle d’un homme de type européen qui déambulait quai Voltaire. Alors que nous passions près de lui, j’ai été non seulement alerté par le fait qu’il portait un manteau miteux en cette saison mais surtout, par la poche droite de son vêtement qui formait une espèce de dôme. Aussitôt, la fouille que je diligentai nous a permis de trouver sur l’individu un étui de tabac d’Amsterdam (marché noir), un recueil de Lamartine (poésie). Sa carte d’identité (un faux grossier) prétendait que nous étions en présence d’un dénommé Laffitte, domicilié rue Marais du Temple. À nos questions le suspect répondit simplement qu’il admirait les trilles et le vol des vanneaux entre la Seine et un vieux colombier situé sur l’autre rive. Tu connais mal Baudelaire. Tu l’as pourtant lu au lycée. Tu préférais entrer Au Cabaret Vert. Aujourd’hui, partout dans la ville, tu butes. Suite à ses propos douteux et en raison des multiples délits déjà relevés, j’ai immédiatement interpellé le prévenu et l’ai mis directement au secret dans nos caves de la rue Saint-André des Arts. Nous avons vite établi que ce criminel, inconnu de nos services jusqu’à ce jour, ne se nommait pas Laffitte mais Tournon (comme la ville entre Lyon et la Provence) et qu’il était originaire de Béthune. Nous avons pu obtenir de nombreux éléments, certains en attente de confirmation. Nos interrogatoires nous ont ainsi permis de déterminer qu’il n’a pas eu son bachot malgré des études à Louis-le-Grand. Ceci ajouté aux nombreux mots soulignés et pages cornées, m’autorise à affirmer que le livre de Lamartine lui servait de clé pour déchiffrer les messages codés reçus de ses complices (en fuite). De plus, il semble que Laffitte/Tournon ait été interné un temps à Sainte-Anne avant d’être hébergé à Pigalle, chez l’étrangère clandestine Radziwill (en fuite mais débusquée à Neuilly). Aussitôt, j’organisai une descente. Soucieux d’impressionner la populace, je demandai à mes hommes en civil de passer leurs plus beaux treillis. Sur place, nous avons découvert un bouge sordide avec, soigneusement dissimulés sous le plancher, un petit moniteur de transmission radio (espionnage) et surtout un revolver de marque Vendôme calibre 10,65 mn (arme de guerre). De tout cela, j’ai conclu que le terroriste Laffitte/Tournon était un partisan de la gueuse ; soit membre actif du groupuscule Timbaud, soit agent au service du traître de Gaulle. De fait, nous le pensons directement impliqué dans l’opération Babylone. Je tenais, cher Monsieur le Directeur Aupick, à vous faire part en personne et dans le détail, de la très bonne nouvelle que constitue cette arrestation pour nos services. Conscient des responsabilités qui vous incombent et désireux de ne pas vous importuner pendant votre déplacement à Bruxelles, j’ai pris sur moi d’ordonner qu’une peine exemplaire soit appliquée. Vous savez pouvoir compter sur moi. Bien respectueusement. Votre dévoué et patriote d’Hauteville. Les petites feuilles fraîches des peupliers du square de la rue Jacob susurrent. Frappe, frappe. Frappe ta tête à grands coups contre portes cochères poissées. Éclate. Éclate ta tête contre vitrines fendues. Fracasse. C’est la ville qui entre en toi. La ville avec les mots d’autres villes et de ses morts perdus aux murs.

A propos de Jérôme Cé

Surtout lecteur. Cherche sa voix en écriture avec les cycles du Tiers-Livre depuis pas mal de temps. Un peu trop peut-être. (ancien wordpress et premières participations aux ATL) https://boutstierslivre.wordpress.com/

3 commentaires à propos de “Baudelaire #5 | chambres, enquête, fantômes”

  1. C’est vraiment excellent ! L’idée est très sympathique et distrayante…