Halte 1
« Nous ne pouvons pas prolonger votre titre de séjour au-delà de six mois. La seule solution que vous avez, c’est de passer la frontière, demander au douanier de tamponner votre passeport et revenir nous voir avec le document. Oui, vous pouvez le faire dans la journée. La frontière la plus proche est à Cieszyn. »
J’allais donc prendre le car en fin de matinée, rouler deux heures, traverser la frontière dans un sens, puis dans l’autre, attendre le car du retour, rouler deux autres heures de nouveau et rentrer à Cracovie le soir. Ce n’était ni plus simple, ni plus compliqué que ça. C’était absurde et ça me plaisait ainsi. J’avais du temps et ce périple me permettait non seulement d’envisager de transformer les promesses des premiers mois en engagement mais aussi de devenir pendant une journée le personnage d’un roman slave.
À Cieszyn, la frontière est une rivière. Elle coupe la ville et la dédouble. De l’autre côté, elle s’appelle Cesky Tesyn. Le poste de douane est au milieu d’un pont. Je ne connais pas le nom de la rivière, je ne sais pas d’où elle vient ni où elle va. Elle est grise et n’est pas là pour rire. Débit rapide, lit peu profond dont les cailloux affleurent à la surface. Il n’est pas question de sauter du pont ni de se promener sur ses rives, embroussaillées et endiguées de chaque côté par de hauts murs de pierre. Personne ne me demande mes papiers. Je suis en République Tchèque, dans un lieu dont j’ignore tout et que je ne pourrais même pas situer précisément sur une carte.
Je reprends le bus dans une heure et demie.
Je peux aller tout droit et entrer dans la ville, puis revenir sur mes pas et retrouver la gare par le Pont de l’Amitié ; ou tourner, longer la rivière et rentrer en Pologne par le Pont de la Liberté. La halte circonscrit l’espace par sa durée en même temps qu’elle le libère de mes pulsions de conquête touristique. Trop courte pour une visite, trop longue pour attendre sur un banc de la gare routière, la halte nous livre, la ville et moi, à un échange déroutant. Alors, comme en réponse à ma pensée, l’espace précisément se déroute. Il s’ouvre et s’allégorise, devient histoires et symboles. C’est le temps que je foule maintenant, éprouvant dans les muscles de mes jambes les années parcourues et le picotement devant l’inconnu. J’approche de l’endroit où la courbe du pont va s’inverser. Plus je m’en approche, plus je peine à distinguer le moment de la bascule. J’aperçois le quai, au bout, et plus loin je devine un lacis de ruelles. Tous les choix sont encore possibles, mais chaque pas resserre l’espace et le transforme en une expérience du temps. Comme dans les romans de chevalerie où prendre à dextra ou à sinistra est une affaire de destin, je sais que mes pas me définissent. Au bout du pont, vivre le frisson du moment décisif.
Le pont, la rivière, la ville coupée en deux, les clochers dont je n’irai pas voir les églises… La géographie vient dramatiser mon expérience. Ici par les hasards de la bureaucratie polonaise et des horaires des transports en commun, sans autre but qu’attendre, je lis le paysage comme l’astrologue les constellations du ciel. Tout est signe et fait sens. Et je me demande : qu’est-ce qui a préexisté ? La frontière ou le pont ?
J’ai pris le chemin de l’eau. Je la domine de quelques mètres, je suis son cours, elle me double toujours car elle court. Pour elle rien ne se joue ici et aujourd’hui. Ce n’est pas elle qui décide de prendre ancrage dans un pays et une vie dont elle ne savait presque rien un an plus tôt. De rester là, de déserrer les liens avec mon enfance, ma famille et mes amis, de détricoter les fils de mon premier costume d’adulte, pour tenter de les piquer dans un nouveau canevas dont la trame est encore invisible.
Il est temps de repasser le pont. Il y a du monde. Les douaniers contrôlent les papiers et les sacs : Alccol ? Cigarettes ? J’attends mon tour et répète ma phrase dans ma tête : Potrzebuje tamponu. J’ai besoin d’un tampon. Avec l’accent et la bonne intonation. Je prépare une justification, au cas où. Expliquer que j’ai obtenu l’accord de l’université pour prolonger mes études à Cracovie. Je cherche ma carte d’étudiant. On demande à un homme de se mettre sur le côté. Deux policiers l’emmènent dans une guérite. J’ai peur. Pour lui et pour moi. Pourquoi toutes ces personnes passent-elles la frontière ici en ce moment ? J’essaie de distinguer dans leur démarche et leur regard celles qui rentrent chez elles, vont travailler, voir un ami et celles qui font de la contrebande, ont décidé de tenter leur chance dans un autre pays. Je me demande aussi comment elles me perçoivent, quelles histoires elles m’inventent.
Le douanier tourne les pages de mon passeport. Je commence à lui expliquer ma situation. Il m’interrompt : un moment, s’il vous plaît. Il part en direction du poste de douane. Je le vois échanger avec un collègue. Ils inspectent ma pièce d’identité dans tous les sens, comme on vérifie l’authenticité d’un billet de banque. Lorsqu’il revient, je lui demande le tampon. Sans une question ni un regard, il repart dans son bureau, puis me tend le passeport. J’aurais aimé lui demander son prénom et lui dire qu’il venait de changer ma vie, mais dans le même temps je sais que tout s’est joué avant et continuera de se jouer plus tard. Que moments de bascule, climax et nœuds dramatiques n’existent que pour les histoires.
Les tampons et les frontières sont les échos de frontières franchies sans le savoir, de tampons que la vie a frappé silencieusement et discrètement sur un coeur insonorisé.
Halte 2
J’attends le bus. Czekam na autobus. Je vis et je revis dans l’autre langue. Et l’attente se disloque dans des toutes les valeurs du présent : j’attends le bus au présent d’énonciation, de narration, d’habitude. Dans la nuit de ce soir, pas encore tombée à Lyon, je fais la liste des courses à faire quand j’arriverai dans mon quartier : le pain, le jambon et le fromage que je mangerai dans l’appartement de Piotr, avec du thé, sans savoir si les Polonais dînent encore ainsi en 2023. À côté de moi, un couple discute. J’essaie de les isoler du cadre, de couper le son, et de les déplacer dans un autre pays. Malgré leurs vêtements semblables à ceux de tous les Européens, ils ne se laissent pas si facilement délocaliser. Je ne sais pas si c’est dans la largeur de leur front, dans la forme de leurs yeux ou dans mon regard, mais quelque chose résiste à la mondialisation. Leur bus arrive. Ils s’approchent et je suis curieuse de voir s’ils laisseront descendre les passagers qui s’arrêtent ici avant de monter. Quand je vivais à Cracovie, il y a vingt ans, j’avais été surprise, d’abord avec une nuance d’amusement puis avec un agacement profond, par cette indifférence ordinaire dans les lieux publiques, l’absence d’échanges de regards ou de mots de politesse, le piétinement des uns par les autres, mêlés à des gestes de déférence désuets et exotiques : la pratique du baise-main ou les signes de croix devant les églises. Personne ne descend du bus et je ne peux pas nourrir mon étude statistique de l’évolution des mœurs en Pologne.
J’attends le bus à l’arrêt Teatr Bagatela. Et cette phrase, j’aurais pu la prononcer, en français ou en polonais, hier, avant-hier, ou en 2000, quand je sortais de mes cours, à l’institut d’études européennes, ulica Garbarska. Je regarde la façade du théâtre et je fais la liste des salles de spectacle dans lesquelles je suis déjà allée à Cracovie. De l’autre côté de la rue, il y a l’entrée d’un bar à cocktails. Le porche n’a pas changé, mais le store et les fenêtres oui. Je le sais sans parvenir à me souvenir de ceux d’avant. Je me livre au jeu des sept différences mais le modèle m’échappe à mesure que je le cherche dans ma mémoire. Je me rappelle qu’ici c’était un pub-restaurant. Les voitures qui passent sont comme des vagues qui recouvrent un dessin sur le sable. Alors je passe la porte et je vais au-delà du visible, j’entre avec mes camarades d’université et mon paquet de Popularne. Le bar s’étend sur plusieurs salles en sous-sol. Les escaliers s’ouvrent sur des niveaux intermédiaires accueillant une ou deux tables. On commande des assiettes kebab et des pintes de Zywiec. Et l’odeur remonte, l’humidité de la cave, la bière et le détergent sur le bois des tables, les effluves sucrés et épicés des fast-food polonais, incomparables.
J’attends le bus et je pense au jour où je l’attendrai sans souvenirs. Je rentrerai de mon travail, je serai là avec un collègue ou des amis que je n’ai pas encore rencontrés. On discutera. L’un d’eux proposera peut-être d’aller boire un cocktail ; un autre nous parlera d’une pièce qu’il ne faut pas louper la semaine prochaine au Teatr Bagatela. Je ne me dirai pas, ni en français, ni en polonais que j’attends le bus. Je penserai seulement qu’il fait un peu froid pour un mois d’avril.