Le centre bourg la nuit c’est comme un voyage à rebours, on prend des photos pour se souvenir quand on n’y sera plus. Un jour on sait qu’on va partir alors on se dépêche d’attraper les images avant de ne plus y être, parce qu’on sait qu’on regrettera bientôt ces ruelles les façades et tous les instants qu’on y a passé. Alors la nuit d’avant on erre on chemine on essaie de retenir le goût l’odeur et les ombres qui frôlent l’oubli que demain on aura de tout cela accaparé·e qu’on sera à la nouvelle vie qui vient au bout du chemin que demain on empruntera aux rencontres que demain on fera aux pays que dans quelques jours on découvrira. Alors dans le creux de la nuit on essaye de remplir la malle aux rappels de cette ville qu’on quitte de ce village où on a tant ri de ces ruelles qu’on a tant arpentées on se dit que demain on sera ailleurs et tout ira vite alors on voudrait STOP j’arrête tout je reste là je continue à humer l’air du large au coin du quai je ne ferai plus que cela respirer le même coin de rue la même place de marché regarder les mêmes gens me vendre un journal un café je RESTE. Et puis non la nuit d’avant le départ on s’endort quand même se disant que ça y est le grand saut est pour demain et on est tout fébrile et les yeux clignotent et se ferment et ça y est on est déjà là-bas le passeport sur la table de chevet les clefs posées sur la valise les manteaux les chaussures qui attendent et dans la voiture tous les sacs y a plus qu’à.
la veille d’une autre vie, on visiterait les décombres d’un lieu où on n’aurait jamais mis les pieds en se disant mais pourquoi y aller ? en nuit d’avant départ on est trop affairée pour regarder en face ce qui est là réel en accepter l’éternité en refuser le néant qui demain sera sien. là dans le creux du bourg bientôt en se souvenant on se dira « du temps où » je vivais à deux pas à une ruelle à quelques minutes du bonheur en coups de blanc et franc parler, comme je regrette de ne pas avoir plus souvent poussé la porte de ce rade, humé l’ambiance chaleureuse et opaque pour qui ne savait pas dire bonjour essuyer dans sa manche la salive qui pousse entre les lèvres les mots qui heurtent le palais le p’tit blanc le verre de chichtr et les cafés à pas d’heure et les joueurs de belote et tout le reste que je n’ai pas su. là donc avant de refermer la mémoire de verrouiller les souvenirs dans leur antre serrée regarder encore la lumière qui sourd d’en dedans de l’église les ombres sur les murs le clocher qui surgit un brin doré dans la nuit noire de la ruelle qui serpente entre maisons et parvis étroit et puis rentrer fermer une dernière fois la petite porte qui grince pour le plaisir de l’entendre encore et voir le tas de cailloux mêlés de terre qui sert de clôture au jardin qui va nous manquer, vieux débris de notre vie qui s’effrite, poussière des ans qui s’envolent entre deux averses. la pluie tombe en gouttelettes noie les souvenirs efface les sourires retient les larmes gonfle les yeux de pleurs retenus serre la gorge attriste la soirée. Et puis ces fleurs jaunes comment elles s’appellent déjà ? elles pointent déjà leurs pompons duveteux alors qu’on n’a pas fini de s’envoyer des vœux, les branches tanguent et frôlent le mur, dans un étrange ballet elles murmurent les envies les doutes les espoirs une petite lueur dans le noir et le mouvement doux de leur ombre me transporte en pays de Faulkner, palmiers sauvages amples voyages dérive sombre et autres songes. et soudain : les mimosas, voilà, demain je pars, je saurai m’en souvenir.
entre mimosa et palmier sauvage, je t’ai suivie
et aussi découvert les ombres dans les ruelles du bourg
(une proposition assez difficile finalement, je trouve, et tu t’en sors avec l’air du large au coin de ton quai…)
heureuse que tu sois là Françoise, merci pour le compliment – j’avais plutôt la sensation de frôler la « consigne » sans y entrer vraiment… et pas eu le temps de lire les auteurs proposés… tout va trop vite, sauf quand je m’arrête un instant, la nuit, au creux du bourg 😉 !
on est trop affairée, et on s’affaire pour ne pouvoir penser au saut
oui c’est exactement ça, Brigitte, avoir l’esprit les mains et même le cœur irradiés en étoiles vibrantes, et puis soudain réaliser qu’on a sauté.
Une magnifique atmosphère de salle d’attente, ou plutôt comme un sas entre deux réalités. Subtil et tellement réel. J’aime beaucoup.
merci Jean-Luc ! pour être passé par chez moi, et pour l’analogie : voir le village comme une salle d’attente, wow, ça m’ouvre une belle fenêtre pour le chantier en cours… merci !!
plein de sensibilité
plaisir à te lire
« là donc avant de refermer la mémoire de verrouiller les souvenirs dans leur antre serrée regarder encore la lumière qui sourd d’en dedans de l’église les ombres sur les murs … » j’aime beaucoup
J’aime la nostalgie douce de cette nuit d’avant voyage définitif et le charme des évocations « le tas de cailloux mêlés de terre qui sert de clôture ».