Vous dites que vous vous sentez responsable de la situation catastrophique dans laquelle se trouve le monde. C’est un peu plus compliqué que cela. Expliquez quand même. Depuis un certain temps, je constate certaines coïncidences. Par exemple. Penser que quelque chose doit arriver et vérifier qu’elle arrive vraiment. Vous croyez alors que Dieu, l’Univers, écoute et exauce vos prières. Ce ne sont pas des prières, je ne prie pas. Je ne fais que désirer avec beaucoup de conviction. Très au conditionnel. Et ces désirs finissent par se réaliser, c’est ça. Pas tous, évidemment. Si je désire des choses futiles, rien ne se passe. En quelles situations voyez-vous alors concrétisés vos souhaits. Quand cela est strictement nécessaire. Vous pensez que ce qui nous arrive maintenant est de l’ordre du strictement nécessaire. Tout à fait. Mais le monde est au bord du précipice, des gens meurent d’autres se trouvent dans la pénurie la plus complète. Nous n’avons besoin que d’un minimum indispensable pour vivre. Vouloir plus c’est de l’avidité. Plus on accumule, plus on s’ennuie. Si je comprends bien, pour mettre fin à une calamité vous en avez créé une autre. Oh, j’ai simplement souffert devant une situation insoutenable. Quand le désespoir est grand, une solution émerge. Un miracle, en fait. Non, une réponse logique. Vous ne croyez pas en Dieu. Je ne pense pas qu’il est nécessaire de croire à une quelconque entité. Si elle existe, elle existe indépendamment de nos croyances, elle n’a pas besoin de notre foi pour exister plus encore. Cela ne nous regarde pas. Vous avez une façon assez étrange d’envisager la religion. On croit à ce que l’on veut croire. Moi, je crois à ce qui est évitable et à ce qui ne l’est pas. Ce qu’on évite nous épargne des maux majeurs, ce que l’on ne peut pas éviter, aussi. D’où vous viennent toutes ces certitudes. De la capacité de compatir. Et vous dites que c’est à cause de cette consternation que certaines choses arrivent. Quand la souffrance est extrême, devient trop lourde et suffocante, quelque chose doit incontestablement se passer. Evidemment, pas selon mes propres termes, et pas toujours au moment de mon affliction. Mais quelque chose se passe et fait bouger le monde. Vous avez conscience que vous pourrez être victime de vos désirs. Qui ne l’est pas, mais cela fait justement partie de ce que l’on ne peut éviter.
Vous affirmez que vous n’avez pas d’opinions. Aucune. Ce qui m’empêche de participer aux conversations, d’y intervenir de manière élégante ou spirituelle. Je ne brille en aucune situation. C’est peut-être une simple impression. Ceux qui me connaissent ne m’invitent jamais. Ils ne le font pas exprès, bien-sûr, simplement, ils ne leur passe pas par la tête de penser à moi quand ils invitent du monde à dîner ou à une soirée. Vous ne voyez jamais personne. J’ai quelques sollicitations, quand on veut épancher une peine, une douleur, ou parler d’un sujet brûlant. J’avoue que je m’ennuie mortellement lors de ces rencontres et je finis par décliner ce genre d’invitations. Pourquoi croyez-vous que vous n’avez pas d’opinions. Je n’arrive pas à trancher. Toutes les opinions – ou presque – me paraissent valables, si dûment justifiées. Je finis par être d’accord avec tout et son contraire, dans une espace de temps très court. Si, parfpois, très timidement j’avance la pointe d’un argument, il y a aussitôt quelqu’un qui le tue sans pitié, avec une réponse rapide et lapidaire et qui me gèle le sang. Cette incapacité est d’autant plus étrange que chez moi, tout seul, j’ai les conversations les plus fructueuses avec moi-même. Je fais des trouvailles géniales, je jette les mots les uns contre les autres, je me souviens des détails les plus infimes, mais qui font toute la différence dans une discussion. J’ai un sens de l’humour remarquable. Parmi les autres, un brouillard dense me dérange le cerveau. Intimidé, peut-être. Je ne vénère pas ceux qui ont une opinion sur toute chose, loin de là. Je les méprise plutôt. Ils ont le don de la parole et pourtant ils ne disent que des inepties, avec lesquelles je suis en parfait accord, avouons-le franchement, mais qui me font rougir de honte. Cette inhabilité peut aussi être un manque de pratique. Je suis devenu très anti-social, oh, pas que je le veuille vraiment, mais par manque d’invitations, comme je l’ai déjà dit. Je vous ai aussi dit que j’ai tendance à me répéter ?
Je marchais sur de l’eau. Une rivière, un torrent, un fleuve, la mer, non, une avenue, une avenue d’eau. Vous marchiez sur l’eau comme… non, pas comme, juste sur de l’eau. Très bien. L’eau était transparente, je voyais à travers, en dessous il y avait des arbres, des arbres verts, resplendissants, très hauts et droits. Vous marchiez comme cela à l’infini, oui, tranquillement, pendant que je nourrissais les arbres. Avec quoi. Je ne sais pas très bien. Peut-être du pain. Oui, c’était sûrement du pain, je le jetais dans l’eau et les arbres l’absorbaient tout en faisant un petit bruit humide. Comme… non, pas comme, avec des soupirs de joie, et aussi de reconnaissance. Et comment vous sentiez-vous. Très bien, calme, en paix. Et maintenant. En proie à une angoisse terrible, il n’y a plus personne pour nourrir les arbres et ils vont mourir de faim.
Codicille : Je n’ai pas filé le dialogue comme le demandait la consigne, j’ai plutôt écrit des monologues ponctués de quelques perplexités inoffensives.
Je les aime bien, moi, vos « perplexités inoffensives »… Pas si inoffensives que ça, étant donné qu’elles m’ont fait réfléchir à des tas de choses dont nous prive trop souvent la course insatiable de nos vies chahutées. La fin de votre texte est très poétique, elle nous relie à la Terre. Et oui, vous avez raison, Helena, il ne faut surtout pas oublier de nourrir les arbres…
Oh, merci, Zoé, pour cette lecture si pleine de sensibilité. Oui à la vie, qui est aussi dans votre prénom !
ils me touchent ces aveux, je saurais pas bien dire, toujours l’impression d’un léger décalage dans ta langue qui me plaît beaucoup beaucoup
Merci, infiniment, Caroline ! Cette question de décalage m’intéresse beaucoup en effet.