Montagne. Durant tout le jour, la lumière blanche, la chaleur impitoyable avaient exaspéré le ciel, le bleu n’existait plus.
La main posée sur la tête du robinet elle laisse couler un mince filet d’eau dans le lavabo pour stimuler la fillette, mais la présence de sa grand-mère dont elle sent toute l’attention dans l’intimité de la salle de bain tétanise la petite, plus elle y pense plus c’est difficile, c’est comme d’avaler de la viande rouge, elle pourrait mastiquer des heures que la boulette fade continuerait de grossir à l’intérieur des joues. Enfin elle libère un faible ruisselet d’urine dans la cuvette, Mémé écoute bien, Pauline est satisfaite, la chasse d’eau ensevelit la honte de la petite dans un fracas bouillonnant, on peut alors aller au lit. À peine couchée la petite ferme les yeux gonflés de la chaleur du jour, de fatigue, aussi de chagrin, lui manquent sa mère, ses cachettes, sa chambre à elle, vite sombrer dans le sommeil, oublier la peur sourde, les masses d’ombre naissant sur les murs, échapper à l’agitation qui ne manquera pas — comme chaque soir depuis leur arrivée à l’hôtel Bellevue — de monter dans l’obscurité fragile de la chambre. Il y aura les froissements du corps de Pauline entre les draps, qui se bagarre tous les soirs avec la toile amollie d’air moite. Aussi les petits claquements secs de sa langue au palais, sûrement à cause de ses dents perdues — Peut-être qu’elle les cherche encore. Enfin sa respiration d’abord entrecoupée de bâillements feutrés puis parfaitement régulière, berçant la nuit comme une faible marée sur le sable. Un murmure de voix au dehors, ça montera de la terrasse, comme un bourdonnement chantant, s’amenuisant jusqu’à s’arrêter tout à fait, puis le frottement des pieds métalliques des chaises qu’on traine sur le ciment pour les mettre à l’abri, et les battements des volets, et les claquements de portes. Des pas lourds feront grincer marches et corridors, des écoulements divers, des chuchotements, enfin plus rien ne bougera, ni dans la grande salle du bas, ni dans les chambres voisines, ni même l’air encore chaud au dehors. Il n’y aura plus qu’un sifflement discret dans les narines de sa grand-mère, ça s’alourdira d’un petit grognement, interrompu par à-coups, puis le silence. La petite sentira monter en elle un grand calme intérieur, il enflera, avalera toutes les peurs du jour, les battements trop vifs du cœur, elle sombrera lentement dans le vide. Parfois elle fait des rêves et elle s’en souvient, cette nuit elle rêve que le jour est brûlant, qu’elle entre dans une grotte où elle découvre un géant endormi depuis des lustres, qu’elle s’approche de lui, qu’elle voit son ventre énorme se soulever à chaque respiration, que curieusement elle n’a pas peur. C’est un chant qui l’a réveillée, une étrange mélopée, dans cette langue que la petite connaît mais ne comprend pas, ça sortait du ventre de Pauline endormie, sa voix rauque dans les ténèbres, comme une alarme, Veux-tu petite écouter le monde. Maintenant la petite entend la rumeur de la nuit. Un vent s’est levé, il chuchote à travers le jour des persiennes, rapporte la parole de la forêt qui ressasse l’air du soir. Puis un cri grave et profond monte du vallon, comme un sanglot lourd, c’est l’âne du hameau de Canaghia, Mais que lui prend-il de braire au milieu de la nuit, la petite lui parle à voix basse, N’aie pas peur l’âne, elle voudrait poser sa tête sur son flanc tiède, Je suis avec toi dans la nuit l’âne, elle n’est pas tout à fait dupe, c’est elle même qu’elle rassure. Maintenant elle entend le paysage tout entier, son chant flottant dans la nuit. Elle entend le ruissellement du Golo sous le pont de Barchetta. Elle entend les familles de sangliers qui battent la campagne jusqu’au col de Saint-Antoine. Elle entend un renard. Un oiseau de nuit. Un chat échauffé. Des coassements, des frôlements, des plaintes avides, les grands châtaigniers tremblants sous la menace des nuages. Elle entend les gouffres qui s’ouvrent dans la chênaie, la terre se fendre. Elle entend un grondement métallique, le ciel crevé par la foudre, elle entend la pluie qui crépite, comme un applaudissement attendri sur le San Petrone, qui fait monter une brume claire dans — déjà — l’aube naissante.
j’étais avec elle pour la boule de viande (souvenir atroce) et l’hôtel… aurais bien aimé la suivre dans l’enchantement ensuite
mais tu guettais ? Maintenant (alors que c’est complètement démodé) il m’arrive de manger de la viande rouge, et d’aimer.
Bonsoir Caroline, j’aime beaucoup ton texte….A bientot!
Merci beaucoup Sandrine, il faut que j’aille visiter Venise avec toi, vais reprendre un peu mes lectures…
A travers toutes ces evocations, par bribes j’ai entendu mon enfance merci
Merci Cécile, oui j’ai posé un pied dans l’autobiographie comme fiction on dirait 😉
Quel texte magnifique !
Chère Helena, très touchée, merci
Beau. Merci Caroline Diaz.
Merci Ugo, toi qui veille sur l’ïle…