Autobus 46. Direction gare du Nord. Les portes accordéon se replient, pénétrer la masse des troncs bras et jambes imbriqués, pousser pour s’insérer. Si hésitation, poussé on pousse quand même, aussitôt la masse poussée contre-pousse, un centimètre carré est un centimètre carré, deux forces s’opposent, les entrants ont intérêt à pousser, les déjà rentrés ont intérêt à résister, tout cela se pratique, poussée et contre-poussée, dans un silence sourd, un horizon de mines impavides, dents serrées, yeux braqués au très loin d’un ailleurs imaginé, yeux humides des plus faibles qui tentent le sourire, cherchent la connivence, espèrent le secours, une place assise peut-être ? les autres font bloc, comptent sur la masse, se gonflent, plaquent leur corps infrangible pour faire obstruction à tout mouvement inverse. No pasaran. Pas moyen d’accéder à la borne ticket se dit l’hypocrite qui ne comptait tout de même pas payer un trajet pareil. Penser chaleur humaine, penser odeurs humaines, penser ça ne va pas durer, penser juste un mauvais moment à passer et même si on a toujours évité les foules car on se méfie des foules, on n’aime pas les foules, les foules nous font peur. LAISSEZ DESCENDRE POUSSEZ PAS MAIS AVANCEZ DONC DANS LE FOND YA PUS DE PLACE ON EST COMME DES SARDINES, MONSIEUR VOUS POURRIEZ AVANCER, NON JE DESCENDS À LA PROCHAINE, MAIS MONSIEUR VOUS N’ÊTES PAS TOUT SEUL, MAIS ENFIN SOYEZ LOGIQUE, JE DESCENDS À LA PROCHAINE, FAUT ÊTRE LOGIQUE ! VOUS BLOQUEZ LE PASSAGE MONSIEUR, FAUT ÊTRE LOGIQUE MONSIEUR ! MONSIEUR VOUS ÊTES UN ÉGOÏSTE ! MAIS ENFIN PUISQUE JE VOUS DIS… ÉGOÏSTE ! Autobus 46, un mur de corps nous sépare des vociférants, on fait comme si de rien n’était, on a un téléphone pour… C’est le moment de faire une partie de solitaire de consulter ses SMS de classer les photos de Noël de répondre aux vœux de machin dont on se fout de s’occuper afin de s’extraire. Ce qu’on voit et ne veut pas voir, le corps de la foule, un paquet indéfini d’autres pareillement engoncés dans leurs manteaux ou leurs parkas d’hiver pareillement informes et sombres, ne pas les regarder dans les yeux, ne pas regarder leur écran, ne pas s’immiscer tout en étant tout contre, dans la chaleur de leur corps, plaqué à des corps dont on ne voit pas le visage, dans leurs haleines trop proches, le nez dans leur sueur, en intimité forcée… Les femmes se tortillent pour mettre à l’abri leurs seins et leurs fesses. Mon Dieu faites nous des seins et des fesses escamotables. Quand tout le monde est plus au moins calés, collés, que les portes accordéon se referment laissant sur le trottoir de quoi remplir encore un bus ou deux, la vie si on peut dire reprend. Une conversation téléphonique se poursuit, inlassable, monocorde : indien, tamoul, bengali ? Une langue de petits galets ovoïdes glissant les uns sur les autres. En contrepoint le guttural arabe et EGOÏSTE ! Autobus 46, tour de Babel roulante. A chaque arrêt : poussée, contre-poussée, peur de ne pas arriver à descendre contre peur de ne pas parvenir à monter, to get off the bus, to get on the bus, that is the question. Bus 46, gros intestin en furie plein de matière humaine qui afflue et reflue, qui fait bloc ou qui déferle… Les assis, privilégiés, regardent leurs pieds pour s’absenter de la convoitise alentour, un jour, pour faire justice, on en viendra à supprimer les sièges ainsi le Bus 46 contiendra plus de monde, plus de foule rentrante et sortante, en bonne bétaillère efficace, nivelons bas et y’en aura pour tout le monde ! A dix on peut lire ce livre ouvert sur des genoux dont on ne voit pas le visage, le fait-on ? « … cette randonnée fut ma première expérience du sentiment océanique. « Nous nous étions arrêtés sur le plateau d’Emparis qui domine une vaste étendue où la vue se perd vers l’horizon. Soudain, je suis devenue une vague, en continuité avec le Tout qui m’entourait, élément de l’universel dont je ne distinguais pas ce qui était absolument là, calme, silencieux, évident et plein. » * ÉGOÏSTE ! Point de sentiment océanique dans l’Autobus 46, point de nous, point de je, tout juste du on, MAIS BON DIEU LAISSEZ MOI DESCENDRE pas d’horizon où se perdre, un mur de manteaux noirâtres, des faisceaux de bras cramponnées au barres métalliques, POUSSEZ PAS COMME ÇA point de vague mais un mouvement de houle qui parcourt la foule au gré de la circulation, des courants contraires lors des arrêts, pas de continuité mais l’agglomérat d’un corps à corps imposé, un agrégat de corps mutiques aux regards coulissant, on n’y devient pas vague mais fragment insignifiant d’un corps obstiné et sans visage.
* La forme du monde, Belinda Cannone
Merci beaucoup pour cet autobus 46. Je l’ai bu tout entier, lui et son flux compact. Et son goût m’a plu. Il est génial.
Merci Louise, je vous invite à un voyage de rêve dans l’autobus 😉
Beaucoup de monde et pourtant personne. L’exercice de François Bon est génialissime.
En prime une petite vidéo « comment survivre aux mouvements de foule »
https://www.youtube.com/watch?v=pOEcVIPchYY
Compris Danièle, ni Dieu, ni fête, ni foot ! pas de problème pour moi ! et puis le bus, ça vous connait…
Beau texte Catherine. On partage à la fois presque une forme de nausée dans ce qu’impose de prendre ce bus en ce moment et en même temps la distance bienvenue de l’humour.
Merci Annick, bon courage dans les transports 😉
On est dedans, on est parvenu à monter dans cet autobus 46… On entend, on voit, on sent, on se frotte au corps des autres avec la narratrice… La distance intérieure qu’elle réussit à préserver, son humour, nous aident à patienter pendant l’épreuve… La solitude et le silence, apanage des ermites qui font vœu de pauvreté, deviennent un luxe que la vie quotidienne nous empêche de goûter…
Merci infiniment Françoise de cette lecture et de la générosité du commentaire mais je ne pensais pas avoir mis en scène une narratrice, me serais-je plantée ?
Il m’a semblé que c’était une narration de l’intérieur, du vécu, et j’ai effectué un glissement que je n’aurais pas dû faire, de l’auteure Catherine vers la personne narrant cette expérience… 🙁
ben c’est sur que je l’ai un peu vécu aussi 😉 et il n’y a pas d’outrage ! 🙂
Ça sonne si juste, je le reconnais bien ce bus 46 moi qui suis à l’autre bout de la ligne, arrêt Château Landon… Avez vous lu les brèves de Gracia Bejjani ?
ah merci Caroline, j’ai lu des textes de Gracia deci-delà, mais suis pas sûre de savoir à quoi vous faites allusion. Je vais fouiner du côté de Gracia donc…
Sentiment océanique pour nous libérer et qui se perd dans la masse sculptée d égoïsme.
Super boulot, une fois de plus !
‘Mon Dieu faites nous des seins et des fesses escamotables’, j’adore !
‘Bus 46, gros intestin en furie plein de matière humaine’, superbe image.
‘on en viendra à supprimer les sièges ainsi le Bus 46 contiendra plus de monde, plus de foule rentrante et sortante, en bonne bétaillère efficace’, ça pourrait bien être le devenir des bus.
‘Le regard coulissant’, aussi, c’est beau.
Belle énergie dans le texte, et la rogne.