Elle ne sait pas qu’elle crie. Elle ne sait pas qu’elle voit le ciel. Elle ne sait pas que ce sont des bras qui la portent; elle n’y pense pas. Elle aime l’odeur de ces bras dont elle ne sait rien; elle aime le creux doux chaud qui maintient sa tête. Elle entend des sons. Elle ne sait pas que c’est une viole de gambe. Elle suit les sons avec ses yeux, son ouïe; ses mains battent l’air. Elle voit de longs fils tendus sur un cadre doré; elle sent la vibration des sons. Elle tète bien. Elle grandit. Elle entend des cris. Elle entend courir. Elle voit des fumées. Elle entend: mort; défiguration; hommes; chevaux; tranchée; gaz. Elle entend: c’est Monsieur Fauré. Elle entend: c’est Monsieur Hahn; elle trouve qu’il ressemble à son père. Elle voit le gris des yeux de sa mère; elle voit l’ombre sous le gris bleu. Elle pose sa tête sur les genoux brodés. Elle voit les bagues. Elle voit celle du pouce, la chevalière russe. Elle voit les ongles courts avec les lunules comme de vraies lunes qui caressent la harpe. Elle entend les pas; elle sait qu’il s’en va; elle sait qu’il revient le matin. Elle ne veut plus lui parler ; c’est le père. Elle l’entend; c’est le père. Elle ne va pas à l’école. Elle apprend sur la table de la salle à manger; elle connait ses notes avant les mots; elle fait ses gammes; sur le bout des doigts, à contre cœur. Elle colle un bonbon sur les touches blanches du piano droit; les notes poissent. Elle veut les mots. Elle ne veut pas les notes. Elle fait des pirouettes au salon; elle tournicote; elle sautille. Elle chante faux exprès. Elle mouille encore son lit la nuit. Elle cherche autre chose. Elle s’entête. Elle veut clamer. Elle veut déclamer. Elle veut dire. Elle fait le clown devant le miroir à trois faces. Elle a trois langues et six yeux; trois nez, trente doigts. Elle jure comme une charretière. Elle est intenable. Elle est espiègle et casse cou. Elle prend le sofa pour une scène. Elle prend la bergère pour un trampoline. Elle dit des fables. Elle est Agnès et elle est Suzon. Elle rentre avec le prix. Elle suspend la robe d’Organza clair; le lendemain elle la rend. Elle entre dans la grande maison. Elle est une pensionnaire de la grande maison. Elle est la plus jeune. Elle traverse le couloir des loges. Elle voit son nom à l’encolure des robes. Elle apprend quatre rôles en trois jours. Elle rentre au milieu de la nuit. Elle est amoureuse. Elle mange pour quatre. Elle sent le petit corps; il tape. Elle entend le cri. Elle sent le poids d’une tête entre ses bras, c’est chaud contre son sein. Elle prend la main de l’homme; elle lui dit qu’elle l’aime. Elle a maintenant un corps de tonnelier et un cou de boucher. Elle ne ressemble à rien. Elle sait la scène impitoyable. Elle s’affame. Elle rentre dans son costume avec un chausse pied. Elle joue le soir. Elle append le jour dans l’appartement; elle entend le bruit des enfants, elle entend l’eau qui bout. Elle apprend les mots dans le brouhaha. Elle les répète dans sa tête. Elle apprend les mots de résistance. Elle s’entête. Elle tient tête. Elle devient elle. Elle dresse le poing; comme elle. Elle regarde le ciel par dessus les toits. Elle sait maintenant que c’est le ciel. Celui du premier jour. Elle voit les toits gris, les cheminées. Elle voit par dessus sa rue. Elle pense que c’est sa rue. Elle pense qu’être née là lui confère une place à part.Elle retire ses chaussures; elle cherche un sable qui n’existe pas. Elle desserre les mâchoires pour dire les mots. Elle marche comme si le sable, comme si la cendre. Elle répète les mots de résistance. Elle les adresse à l’homme; elle lui demande qu’il lui fasse dire; elle n’aime pas qu’il la reprenne. Elle reprend pourtant; les mots encore. Elle joue sur le tapis de leur chambre; elle joue devant lui; elle joue pour lui. Elle dit les mots de résistance. Elle se chamaille avec lui; elle contre son corps. Elle l’enjambe. Elle jouit. Elle dit les mots de résistance. Elle les joue sur la scène ; les mots de résistance. Elle porte une robe noire: Moi je suis là pour vous dire non et pour mourir. Elle dit non. Elle meurt hors scène. Elle rentre. Elle défait le blanc de son visage de scène. Elle voit ses vraies larmes. Elle murmure dans la chambre des enfants. Elle n’est jamais là le soir, ou si rarement. Elle s’attarde. Elle passe une main dans une mèche rousse. Elle tire la couverture ourlée de bleu. Elle a des cheveux gris. Elle a juste trente ans. Elle a les cheveux d’une vieille femme. Elle a un visage d’enfant et trois enfants. Elle voit des uniformes. Elle voit des rangées d’uniformes sur les sièges. Elle joue. Elle sort en courant. Elle joue. Elle rentre en pleurant. Elle joue. Elle est célèbre. Elle ne fait pas d’esclandre. Elle ne résiste pas. Elle joue. Elle se tait. Elle a une grand-mère russe. Elle joue. Elle est fille, de filles, de filles d’ Odessa. Elle enfouit le nom sous les pierres. Elle a un fils, elle a deux filles. Elle a des furoncles sur les coudes, elle pèse quarante kilo. Elle joue. Elle joue des comédies. Elle rentre. Elle cuit des macaronis. Elle cuisine mal. Elle boit deux verres de vin rouge. Elle lit les psaumes. Elle pense qu’elle devrait lire Guerre et paix; des vers lui sortent de la tête— Ronsard peut-être. Elle dit: je suis née dans cet appartement; elle dit au cinquième sans ascenseur. Elle est fière de ses enfants, son ventre s’alourdit. Elle pousse; c’est un fils; longtemps après c’est ce fils qui lui vient; l’Algérie tonne. Elle voit l’ainé en uniforme. Elle voit sa fille devenir grosse. Elle voit une tête brune monter à la vie. Elle est mère. Elle est grand mère. Elle joue. Elle rentre. Elle garde les deux petits. Elle est mise à la retraite de la grande maison. Elle n’a pas cinquante ans. Elle est à la moitié de sa vie. Elle prend des autocars. Elle joue des choses médiocres loin de chez elle. Elle roule les deux petits dans son automobile. Elle roule vers l’océan de son Ile. Elle se baigne les seins nus. Elle nage sur le dos à contre courant. Elle voit le ciel. Elle voit le ciel de l’océan au dessus de Montmartre. Elle dit: monte là dessus tu verras Montmartre mais elle voit l’océan. Elle entend les mouettes dans sa chambre aux rideaux tirés. Elle lit guerre et paix elle a cent ans elle ne cherche pas la main sur le drap elle sait qu’il est parti elle l’entend elle entend sa voix elle tire l’oraison de Bossuet de sa bouche pleine de terre elle chante avec lui mort elle pose guerre et paix elle dit c’est fini elle aperçoit le ciel par dessus les toits…
tentative comme elle est venue à l'aube
Comment faire après « ça » ?! Magnifique
Merci beaucoup Sylvie
J’ai aussi succombé à la tentation de conjuguer « elle » sur toute une existence. Ton texte est plein de couleurs et de mystères. Il est très beau.
Merci pour le retour Jean Luc. Touchée.
Et là, on comprend ce que peut donner de meilleur l’exercice qui n’est pas aussi facile que je l’imaginais, loin de là. Tout passe en mode actif, j’ai trouvé ça très casse-gueule, mais à vous lire, ça parait tout simple !
Merci Catherine d’énoncer cette question du mode actif je n’y avais pas réfléchi. Juste sauté dans cette eau mouvante avec l’ancrage d’un lieu. Et joie de découvrir votre texte.
vertigineux et oui je n’aurais pas dû lire 🙂
Merci beaucoup Brigitte .
beaucoup aimé la césure au milieu du texte : Moi je suis là pour vous dire non et mourir (Antigone ?) qui rompt la suite des Elle. S’identifier toute sa vie à Antigone !
merci beaucoup Danièle … Antigone oui
Un lieu d’où l’on voit le ciel et ce fleuve de vie. Merci Nathalie Holt. Quelles forces vos fleuves qui arrivent à l’aube. Hâte de lire votre premier recueil de nouvelles.
merci beaucoup Ugo
Lu et relu avec admiration ce grand texte « ellé » magnifique.
Merci beaucoup Catherine
Merci Nathalie pour ces elles qui serpentent vers nous.
Bravo Nathalie, j’ai envie de te lire ! que dis-je de te lire? de te dire à voix haute !!
merci Cécile j’aimerais beaucoup ( à voix haute)
Cet atelier est une traversée… (je continue ma lecture en remontant le temps) – ce que contient ce texte est un livre en puissance, une porte d’entrée, une vue/ vie en éclat,
magnifique,