Sur l’étagère où trône le téléphone, était attaché par une cordelette le carnet d’adresses des mes parents. Pas question de l’égarer ! J’aimais le feuilleter. Ici et maintenant je le feuillette en pensée à la recherche de lieux perdus, égarés dans un temps lointain.
Marseille, 8 rue Bernex. La rue Bernex relie le boulevard de la Madeleine au boulevard Longchamp. Au 8, une plaque de cuivre – celle du médecin qui suit notre famille. Porte massive, heurtoir de cuivre, une entrée éclairée par des vitraux colorés, avec le soleil des jeux de lumière éclairent les murs sombres, un guéridon de marbre surmonté d’un miroir et une profusion de plantes vertes, un palmier que j’imagine immense, un arbre, l’était-il ? Un chat rôde parfois, ses griffes résonnent sur le carrelage noir et blanc. Une pancarte indique la salle d’attente. Des chaises provençales paillées font la ronde sur trois murs, généralement occupées par des patients inquiets ou énervés. Les chaises sont raides, inconfortables. Les journaux empilés sur la table centrale fatigués eux aussi. Pour les enfants, quelques Lisette, Tarzan, la semaine de Suzette, Vaillant. Odeurs de sueurs, d’éther, de javel. Odeur de renfermé, les fenêtres sur la rue sont closes. Brouhahas de voix, de toux, coupés par les pleurs d’un enfant fiévreux. Le chat se faufile entre les jambes et les sacs posés au sol. Passé les doubles portes capitonnées, le bureau du médecin est écrasant. Style empire, acajou et bronze doré. Lui trône, en costume strict, nœud papillon, souvent fumant la pipe, cheveux ébouriffés. Là aussi, des vitraux, des éclats de lumière sur les diplômes affichés au mur et une exposition de coupes. Où les a-t-il gagnées, cet homme respectable ? Tennis, golf, voile ? Concours de pétanque ? Ce serait étonnant ! Sa voix chaude, ample, rassurante, emplit l’espace et me guide encore aujourd’hui vers la salle d’examen blanche et froide.
Marseille, 1 rue Adolphe Thiers. Une boutique de fleuriste, faisant angle avec la rue Barbaroux qui grimpe raide le long de l’église des Réformés. Le haut bout de la Canebière, quoi ! Deux façades de verre donnent à voir des fleurs à profusion. Étonnantes souvent. Des orchidées, des oiseaux du paradis aux inflorescences somptueusement colorées — elles rappellent la tête d’un oiseau exotique, une huppe orange vif sur un un bec vert bordé de pourpre –, un citronnier des quatre saisons, un palmier éventail. Chaque dimanche à la sortie de la messe, nez écrasé sur les vitres, on rêve de pays lointains, étranges, luxuriants. On s’étonne devant les jardins japonais miniatures, du sable, des galets, un pont qui enjambe un ruisseau minuscules, une statuette de Bouddha, dans un angle une touffe de fougères, des plantes grasses , des succulentes. On entre dans le sanctuaire. La fleuriste s’épanouit au milieu des fleurs. Chaque dimanche à la sortie de la messe, elle prépare de merveilleux bouquets, glaïeuls immenses, roses rouge sang, tulipes échevelées… et d’autres plus simples, attendrissants, parfaitement ronds dans leur collerette de crépon, des anémones, des marguerites, des bleuets, rappelant les jardins de nos grand-mères. On a sorti de sa tirelire quelques piécettes pour en offrir un à sa mère. C’est dimanche, c’est jour de fête.
Marseille, 132 boulevard de la Madeleine. Un immeuble haussmannien, six fenêtres de façade, étonnant dans cette ville, les appartements classiques s’en tiennent à trois. Et de surcroît des balcons aux grilles ouvragées. Un escalier majestueux, tapis retenu par des baguettes de cuivre. Silence. Une porte à double battant. Elle s’ouvre sur un hall qui apparaît immense à ses yeux d’enfant, tentures épaisses, tapis persans, chat siamois énigmatique. Une gouvernante, tablier de dentelle brodée, énigmatique elle aussi. Quoique un léger sourire devant son attitude timide. Mademoiselle ne va pas tarder. La maîtresse de maison distinguée, élégante, collier de perles en sautoir, diamants aux doigts. Le grand salon, des fauteuils Louis quelque chose, gris perle, capitonnés de tissu soyeux avec des roses, des guirlandes, des tapis jeté apparemment en désordre, désordre parfaitement ordonné, et le désir qui grandit dans la fillette : disparaître, se cacher sous les tapis, sous les coussins, se sauver par les porte-fenêtres ouvertes sur le boulevard. Bruissement des feuilles des platanes et grincement des roues du tram sur les rails. Cris de mouettes. Galopade dans l’appartement. L’amie lui sourit, l’entraîne dans sa chambre. Elle est sauvée.
Marseille, 2 rue Espérandieu, une échoppe, une pancarte « Vins et boissons ». Pas de devanture, quelques marches glissantes, étroites, on s’enfonce dans le sous-sol, on débouche dans une cave faiblement éclairée par des lampions. Une odeur de vinasse assaillit les narines, on manque d’air, vivement le dehors. Sur des tréteaux, des barriques de vin, rouge, rosé, blanc, en perce. Sous le robinet de chacune, un récipient qui contient des résidus de liquide, de là l’effluve nauséabonde. Dans un angle de la pièce, un if où sèchent des bouteilles. Dans un panier, des bouchons de liège. Sur une étagère, des bonbonnes, des dames-jeannes, des flacons, des magnums, des cruches, des verres aussi. Pour goûter le vin avant l’achat, pour boire un coup tout simplement, les clients disent en riant c’est le coup de l’étrier. Où se cache le cheval ? Les clients donnent au marchand leur récipient pour qu’il le remplisse. Le vin mousse dans l’entonnoir. Une femme, un jour, s’est pointée avec un pot à lait. Fous rires. Le patron, moustachu, béret enfoncé sur le crâne, est sanglé dans un tablier de toile bleue. Il vante les qualités de ses produits, ils arrivent tout droit du Languedoc, c’est pas du Margnat ! Pour le prouver, il se tire une lampée de pinard, le déguste. Ah, la belle excuse ! Le patron est porté sur la boisson, normal dans ce lieu voué à Bacchus et imbibé de vapeurs d’alcool. La tête tourne vite, allez, un dernier salut à l’homme, un cousin éloigné, une visite obligée. On s’éloigne en grommelant : quel endroit détestable.
Marseille, boulevard Notre-Dame, tout en haut, le numéro n’est pas indiqué. En face d’un cinéma d’essai, le Paris ?. Un immeuble moderne, une cour à traverser, entrée sobre. Un ascenseur. Un grand séjour clair, le soleil entre à flots par le bow-window. Vue sur la colline de Notre-Dame de la Garde. La Bonne Mère rutile de tout son or. Un salon cossu, des fauteuils confortables tapissés par un tissu fleuri de chintz, aspect glacé, autour d’une table basse qui se veut japonisante. Une gerbe de lys dans une céramique bleue. Une grande bibliothèque, livres reliés en cuir, gravés d’or. Piles de revues. Bouquins sur l’art. Envie de les avoir en main, les feuilleter. Non, prêter attention à la conversation des adultes. S’ennuyer. Grignoter un biscuit, à l’orange toujours. Prestement dérober un chocolat. S’ennuyer. S’étonner du vacarme dans le placard de l’entrée : un chien y est séquestré et hurle sa rage. C’est un cocker, noir, hargneux, dit sa maîtresse, méchant parfois, elle l’enferme avant d’ouvrir la porte à ses visiteurs. Pauvre bête ! Dans un coin du salon, son coussin, plaid écossais moelleux, son écuelle, une jatte pour sa boisson, un os à demi rongé. Bon, il retrouvera son confort avec le départ des importuns. Vivement que cette visite protocolaire soit terminée, vivement qu’il soit libéré !
Bonjour Christiane, je suis cette année, 2 jours par semaine à Marseille et votre texte me donne envie d’aller voir tous vos lieux ! Merci.