Le boulevard bute sur la dernière maison, n° 38. Un cul de sac. Derrière elle, la colline, des prés, deux fermes. Le portail grince. Une haie de lauriers roses et la masse du tilleul, luxuriant. Celui qui m’a accueillie toute mon enfance. Un arbre-ami qui m’offrait sa fraîcheur.
Je me réfugiais dans le nid des ses branches-maitresses quand des visiteurs importuns discutaient avec ma grand-mère. Ils voulaient rencontrer la petiote, l’embrasser, sur mes joues leurs baves d’escargots hypocrites. Ma grand-mère leur disait ne pas savoir où j’étais, je jouais sans doute avec une petite voisine. Elle me savait cachée par le feuillage opulent du tilleul, elle me protégeait.
Je me réfugiais dans ce nid les jours de chagrin, ma mère me manquait trop. Avec une amie, nous grignotions des biscuits, nous lisions à voix haute, nous chantions. Adieu, tristesse.
Quand je m’installais en lui, je m’installais chez un ami. Les fourmis courraient sur ma peau et me chatouillaient. Frissons délicieux, je riais.
Dans la chambre au fond du couloir, s’entassaient de gros ballots de toile rêche. Un parfum sucré s’en échappait. Ils renfermaient comme un trésor ses inflorescences séchées. Souvent, je me blottissais entre eux et m’enivrais de cet arôme suave.
Chaque soir, le même cérémonial. Une tisane, Cricri ? Verveine, camomille ? Non, non, Mémée, le tilleul du jardin. Doux sommeil, ma chérie.
Aujourd’hui, me souvenant, je m’imagine que j’aurais pu, tel Cosimo, le baron perché d’Italo Calvino, j’aurais pu décider d’en faire ma demeure, ne jamais le quitter. Mais non, même si parfois le monde des adultes me pesait, si je souhaitais découvrir le monde sous un autre angle, ma grand-mère ne m’avait jamais obligée à manger d’horribles escargots et j’étais si heureuse blottie contre elle, je devais atterrir. Ne jamais quitter mon tilleul ? Quelque chose de tendre, de mystérieux nous reliait et je ne le devinais pas. Aujourd’hui je le perçois.
J’ai du le quitter, quitter le jardin de l’enfance quand ma grand-mère est décédée. Par grande chance les fenêtres de l’appartement de mes parents s’ouvraient sur une avenue paisible ornée de tilleuls. La magie opérait à nouveau. Chaque matin de printemps, j’ouvrais les volets et leur parfum envahissait ma chambre. Ado curieuse, je lorgnais les garçons qui jouaient dans le jardin d’en face. Je les trouvais beaux, ils m’intriguaient, de loin nous nous adressions des sourires. Les tilleuls étaient messagers de nos rires. Complices bienveillants.
Un souvenir à l’instant surgit. Cette semaine passée à parcourir l’île de Lesbos. Mon compagnon suivait les traces de sa mère qui, à 18 ans, avait fui l’île et un mariage arrangé pour se réfugier en France. Dans le creux d’un vallon minuscule, nous avons découvert une forêt, une forêt de tilleuls. Ils se serraient les uns contre les autres, immenses et forts, lançant leurs cimes, formant un cercle de feuilles parfait, en leur centre une fontaine à l’eau fraîche et claire. Boire à plus soif, boire à lentes gorgées. Allongés dans l’herbe, deviner dans l’interstice de leurs feuilles le ciel, quelques échappées de bleu, rêver et savoir que là Claude s’était approché de ses origines… Maintenant, être assaillie par le désespoir. Images qui m’envahissent, sinistres, le camp de Moria, les exilés entassés comme des ennemis dangereux, l’odeur de l’incendie, de la misère, de la mort. Hommes, femmes, enfants désespérés. Ils ont quitté un enfer pour un autre enfer. Mitylène dévastée. Tenter d’oublier, non pas oublier notre monde en folie comme s’il n’existait pas, mais l’accepter tel qu’il est pour tenter de l’aider à survivre, à changer.
À la recherche d’une paix intérieure,reprendre mon dialogue avec mon ami le tilleul. Durant quelques années, un dialogue à épisodes. Dans mon environnement proche de citadine, pas de tilleul à aimer. Mais ce plaisir, certains week-ends, de retrouver face à la maison de mon (ex)belle-mère, celui-là vénérable, dressé vers le ciel. Je m’asseyais à son ombre, sur la margelle de la fontaine, attentive aux chants croisés du clapotis de l’eau et du bruissement de ses feuilles. Instants précieux. Je devais le quitter, les contraintes familiales m’appelaient !
Dans les Hautes-Alpes, un tilleul est devenu un solide compagnon. La maison était sortie de terre. Devant la cheminée, nous avons fêté un premier Noël et la naissance de mon premier petit-fils. Au printemps, j’ai planté pour lui devant la maison un tilleul. Ils ont le même âge encore que Tilleul a quelques années de plus, cinq années peut-être !
Tilleul, je ne sais rien de tes racines, J’en devine une parfois qui jaillit de l’herbe. Je sais ta vigueur en tes repousses que je dois supprimer. Je t’en demande pardon, non tu ne peux pas m’envahir de tes multiples rejetons, mais tu dois rester unique, solide, grandir, m’abriter. Je t’ai offert des coccinelles pour te débarrasser des pucerons qui t’envahissent.
Tu es un arbre de belle allure, tu t’élances vers le ciel. Dans ta canopée touffue un merle a fait son nid et mène grand tapage. Ton feuillage abrite les rencontres familiales de l’été. À ton ombre, nous dressons la table, nappe fleurie, vin rosé bien frais, soupe au pistou, effluves d’ail et de basilic qui chatouillent tes feuilles. Tu assistes à nos parties de scrabble, à nos lectures, à nos écrits.
Ce dernier printemps, tes fleurs ont embaumé mes journées. Les abeilles ont bourdonné, visité le fond de tes corolles, pompé ton nectar, l’ont transformé en miel délicat, ambré-clair. Tu partages avec elles tes richesses avec générosité. J’ai cueilli tes fleurs les plus basses. Les jeunes ont dressé des échelles et se sont enfoncés dans ta masse. Ils riaient, comme l’enfant que j’étais, du chatouillis des fourmis sur leurs corps. Les fleurs s’amoncelaient sur des draps blancs étendus à ton pied. La maison – grâces t’en soient rendues – embaumait. Souvenir du jadis.
Tes feuilles jaunissent, couleur d’or elles tombent et font tapis à mes pieds. Elle sont douce musique sous mes pas. Tu seras nu bientôt. Toujours, je m’étonne, pourquoi te dépouiller ainsi alors que le froid arrive, alors que je m’emmitoufle dans de chauds lainages ? Tu me réponds que c’est écrit dans ta vie d’arbre, que tu hibernes comme la marmotte, que ta vigueur rejaillira plus grande au printemps prochain et que nous reprendrons notre dialogue, et que, auprès de toi, je vivrais heureuse, apaisée. Auprès de toi, le temps s’écoule sans bruit. Non, non, il s’écoute dans le bruissement de tes feuilles sous le vent léger, dans la musique de la pluie sur tes feuilles, le bourdonnement des abeilles, les cris du merle qui y a construit son nid. Le temps s’écoule à sa manière, souvent je m’appuie contre ton tronc, je te caresse, je pense à Brassens, oui, auprès de toi je vis heureuse.
Lorsque j’ouvre mon portable, tes feuilles, tes bourgeons emplissent l’écran de leur lumière tendre, tes fleurs en forme de cœur m’envoient un salut amical.
Tilleul, mon ami, bientôt je te quitterai, rejoindrai la terre qui te nourrit. Tu resteras noble et fier, gardien de mon jardin. Tant d’années pour toi encore, toi le fidèle. Toi dont une aïeule s’appela Baucis et aima à la folie Philémon, le chêne. Sois assuré de l’amour que te porteront mes enfants et mes petits-enfants.
… belle intimité que ce tutoiement avec ce tilleul qui est bien plus qu’un arbre – et puis, impossible, ici aussi, de penser aux arbres sans penser à Cosimo ! Merci d’en avoir partagé l’approche et les rencontres.