Face aux fenêtres du salon ; faisant un angle presque fermé avec le mur ; entre la porte vitrée sur le hall et la cheminée ; le canapé dur aux yeux et aux fesses ; reps rayé vert sombre et blanc cassé ; long rectangle étroit du dossier cerné d’acajou ; incliné légèrement pour qu’on puisse se renverser un peu ; toiser le vide et la vie ; l’accoudoir de gauche et sa volute qu’on caresse ; le soir en attendant de pouvoir se retirer ; pour faire des devoirs ; ou non ; jambes en biais ; glissées derrière le grand guéridon ; Restauration ; de style Restauration plutôt ; fabriqué juste un peu trop tard pour être dit d’époque ; comme la plupart des meubles de l’appartement ; venant de Lyon ou du Faubourg Saint Honoré ; le gros pied d’acajou ; quelque chose comme un triangle s’affinant mais qui aurait des côtés convexes ; presque comme ça ; le grand plateau circulaire ; épais ; en marbre gris ; deux tons de gris ; au centre, le grand vase monté en lampe ; bleu et blanc ; fin de l’époque Qing ; souvenir de Chine ; même s’il fut peut-être acheté ensuite ; son décor familier ; regardé parfois sans le voir ; le soir ; pendant l’attente ; en écoutant ; les mots échangés et la lecture commentée du carnet mondain du Figaro ; pour se tenir au courant ; depuis l’un des deux fauteuils Restauration ; l’un est d’époque ; l’autre une copie ; posés à la limite du très grand tapis chinois chamois et bleu ; face au canapé ; un grand fauteuil et deux bergères dans le vide au centre de la pièce ; entre la grande commode restauration, rectangle adouci par la chaleur de la loupe de noyer, et la cheminée ; marbre clair la cheminée ; avec les courbes et ornements de toutes les cheminées des appartements de la moyenne bourgeoisie du dix-neuvième siècle ; un vase de fleurs parfois à gauche du plateau ; et au centre, contre le miroir encadré souplement par un bandeau doré, une tête d’annamite en bronze noir ; le joli mouvement des cheveux réunis en un chignon décentré contemplé, en biais, depuis le canapé ; tête surmontée par un grand portrait ovale dans l’or vieilli d’un cadre carré ; comme les tableaux d’ancêtres du dix-neuvième siècle ; portrait en buste d’une femme impassible ; pas très jolie ; un léger sourire cependant de la tête un peu penchée ; une robe sévère en soie puce avec un mince col de dentelle ; son chignon serré répond à celui du buste ; dans l’un des tiroirs de la commode, le trésor des très vieux albums ; en cuir ou velours usé, avec des fermoirs disproportionnés ; un peuple de gens à moustache, à crinolines ou tournures ; pas toujours identifiés ; ancêtres, ou cousins, ou amis d’ancêtres ou de cousins ; dans un autre, au dessus, une masse de lettres ; dans des boites de confiseurs ou liées par des rubans ; et des carnets de croquis d’un grand oncle ; que l’on aurait voulu connaître ; pas tout à fait un réprouvé ; échappé de Lyon à Paris ; vers les ateliers et les music-halls ; la fête qu’a peinte Toulouse Lautrec à la même époque ; de l’oncle aussi, au dessus du canapé, un joli dessin de Cluny avant les destructions ; devant l’une des fenêtres un petit siège bas ; à côté de la présence aimée d’un tambour de pluie ; très beau ; pour les après-midi rêveurs ; le doigt suivant les sillons du plateau pendant qu’on regarde dans le vide ; les petits animaux posés au bord ; le bronze légèrement verdi ; l’histoire de son achat ; à Phnom Penh ; après une rencontre avec Sihanouk ; juste avant que l’avion décolle ; plus loin, en suivant le couloir, le bureau ; une pièce-sanctuaire qui toléra la présence d’une adolescente hébergée ; et ses trésors ; la bibliothèque basse de merisier bond : ses colonnes rondes et les vitres coulissantes ; la Revue des Deux Monde et l’oeuvre de Sade ; sur le mur, les fusils à pierre et les épées dans leurs fourreaux de cuir de couleur, souvenir des rezzous dans le Sahara ; les rayonnages encadrant la fenêtre pour les romans contemporains ; pour, surtout, cette tentation : les mémoires écrits sur des cahiers alignés sur deux rayons ; et la petite table en acajou et cuir vert sur laquelle est posé maintenant, loin de cet appartement, un ordinateur.
La lumière qui caresse les carrelages de la cuisine ; lumière tamisée venant de la porte entrouverte et de la fenêtre qui donnent sur une allée entre terrasse supérieure et maison ; lumière de la grande pièce que découpe, au fond, l’ouverture cintrée ; une petite commode Louis XVI et un gros bouquet au centre du tableau cadré par cette arcade au bas de quelques marches ; lumière du jour traversant la porte sur l’allée pour dessiner un chemin sur les tomettes anciennes de récupération, presque roses ; lumière frisante sur les plans de travail en tomettes vernissées vert olive ; le murmure des quatre rangs de carrelage grège peint à la main de motifs noirs et ocres qui règnent au dessus, sur le bas des murs ; murmure dans la pénombre claire jusqu’à ce qu’une main sur un bouton fasse jaillir la lumière des trois branches d’un lustre de faïence ; une table longue, pas trop grande, beau bois clair ; deux tabourets classiques avec le trou pour y passer la main posés aux deux extrémités ; sur la table de grandes assiettes de faïence, bleues, l’une foncée, l’autre d’un bleu gris un peu passé ; d’épais verres d’un rouge grenat, gros culots et bulles incluses les parois ; un grand plat de faïence rose empli de légumes crus ; un gratin dore dans un tian jaune derrière le verre de la cuisinière ; le coin repas de la grande pièce carrée, là-bas, est réservée aux réceptions nombreuses ; pour un repas intime la cuisine, coquille chaleureuse aux murs peints au chiffon d’un ocre très doux, est préférable : juste penser aux couverts simples en argent.
La chambre des enfants ; les trois lits des filles, des aînées, alignés en épi à droite ; du petit divan de la plus grande jusqu’au grand lit à barreaux de la troisième en avançant depuis la double porte sur le hall vers les fenêtres ; les deux grandes fenêtres larges ; la lumière qui envahit la pièce carrée ; le petit lit du dernier sur la gauche, comme un intrus qui va se faire la place, depuis que le nouveau né occupe le moïse dans la chambre de leur mère ; des parents quand le bateau est au port ; le carrelage sur lequel rebondissent les rires et les cris ; un placard dans le mur et une petite commode en bois peint d’un bleu pale ; à coté d’un grand coffre en osier ; une table basse et des petits bancs pour s’asseoir ou grimper dessus en jouant la frayeur ; quatre parois de bois pour cerner les jouets.
image ©Brigitte Célérier – Avignon
Se souvenir et décrire jusqu’au bout du détail. Y aller sans avoir peur de faire trop long ou désuet et d’ennuyer. Je me suis laissé porter jusqu’au bout par tant de mots. Belle expérience et belle leçon !
sourire – désuet je n’y peux rien… suis vieille et pour le premier étaient encore plus vieux
Les couleurs ainsi définies pour encore mieux voir, mieux avancer, c’est merveilleux… C’est incroyable cet univers angulaire où les espaces les objets s’interpénètrent et penchent doucement, on les saisit, on touche les sons comme des noix qui craquent, des gangues qui cassent et causent et s’ouvrent dans la langue, ces sons-là, ultra tactiles… Merci Brigitte !!
merci à toi plutôt Françoise !
j’ai envie de dire : que de lumières !
on navigue avec joie dans ces espaces meublés qui nous parlent forcément
plaisir de te retrouver aussi, chère Brigitte
Il semble que tout lève se soulève flotte nous entoure un monde en apesanteur
Oh Nathalie, si seulement… 🙂