Tous les matins, c’est le même rituel…descendre deux stations avant, continuer à pied en prenant bien soin de regarder autour de soi en toute discrétion, de traverser le boulevard puis prendre la rue des Tourelles et revenir sur ses pas en observant sans rien laisser paraître. Le boulevard Mortier est à l’angle de la rue. Je coupe mon téléphone, retire la batterie et la carte SIM puis je m’engage dans le boulevard Mortier que je redescends jusqu’à la caserne des Tourelles au numéro 141. C’est une caserne longeant un boulevard parisien repérable à sa grande antenne à haubans trônant fièrement au milieu de la cour. En face, une autre caserne : la caserne Mortier. Une même adresse pour deux sites différents qui communiquent entre eux par un souterrain creusé sous le boulevard. C’est mieux pour la sécurité du personnel des casernes qui pourraient se faire renverser en traversant la rue. Il est neuf heures. Les employés au profil de monsieur Tout-le-Monde, arrivent à l’entrée des Tourelles au comptes-gouttes. Présentation des badges d’accès au sas de sécurité et lecture de l’iris. La lampe du sas est au rouge et hésite à passer au vert. Suis-je encore autorisé à entrer? Si je ne le suis plus, je devrai repartir chez moi et attendre que l’on statue sur mon sort. Ouverture des portes du sas. Enfin! Je marche d’un pas vif dans la cour de la caserne vers un des trois bâtiments formant un U. J’entre dans le hall du bâtiment de droite et je salue une vague connaissance au passage. Mon bureau est situé au 1er étage au fond à gauche. La porte numérotée est fermée et doit le rester en tout temps. Je l’ouvre avec mon badge sous le regard antipathique d’une caméra de surveillance. Une journée routinière recommence pour moi, obscur fonctionnaire, à l’instar de millions d’autres, oeuvrant en toute discrétion, au bien-être général de la population. Et la discrétion c’est précisément mon métier à la DGSE.
Hébété et entravé, je suis solidement maintenu par deux policiers face à une double porte capitonnée. La journée avait pourtant bien commencée. Elle devait être comme les autres. Rapide et sans répit. Mais une entrevue inopinée avec le DRH a tout gâché. J’étais viré sans ménagement. Restructuration…compression de personnel…un classique. On a beau s’y attendre mais quand ça arrive, on n’est jamais prêt. Abasourdi, je ne suis pas revenu au travail après la pause de midi. J’ai commencé à boire ressassant ma déconvenue. J’ai oublié que je prenais des cachets pour dormir. Je frôlais le burn-out depuis quelque temps. Finalement ce DRH m’aura peut être rendu service. Mais je ne peux m’y résigner. J’ai perdu toute notion du temps et je n’ai gardé aucun souvenir de ma virée dans les bars des alentours. J’ai repris mes esprits devant un commissaire de police qui m’a dit que « j’avais pêté les plombs » et au vu d’un certificat médical me concernant, il allait m’envoyer chez un spécialiste pour un examen complémentaire. « Je dois prévenir ma femme. Où m’emmenez-vous? » » On vous emmène dans un établissement de soins de la Préfecture de la Police situé dans le 14ème, rue Cabanis. » « Pourquoi m’attacher alors? » « C’est la procédure, ne vous inquiétez pas ». La double-porte capitonnée s’ouvre sur deux malabars en blouse blanche, ceinture de contention à la main venus me cueillir entre les mains des policiers. Échange rapide des liens de contention et remise d’un proçès-verbal concernant mon hospitalisation d’office dans un établissement psychiatrique. Les deux cerbères m’emportent sans effort de l’autre côté des portes capitonnées.
C’est certainement l’un des hébergements le moins cher de Paris. Situé au 20 rue Jean Jacques Rousseau, entre Opéra, Louvre et Palais Royal, il permet de rejoindre n’importe quel endroit de Paris en trente minutes. C’est une auberge de jeunesse discrète, avec des dortoirs non mixtes, de 8 à 10 personnes. Les chambres sont d’un confort simple, que d’aucuns définiraient comme spartiate. Pour ceux qui ont le sommeil léger, il leur est possible d’obtenir une chambre individuelle, moyennant un petit supplément. Seulement il n’y en a que très peu. Les salles de bains sont communes…un peu ambiance de camping. Le petit-déjeuner est gratuit, servi chaque jour de 7 à 9 heures, dans une salle commune au rez-de-chaussée, proposant invariablement en libre-service, pain et marmelade, café et jus d’orange. On s’attable sans façon par affinités, par nationalités ou par dortoirs. On y échange entre deux rasades de café, les impressions de la nuit, les visites de la veille et celles programmées du jour. L’anglais est la langue de tous même si on est accueilli en sept langues. Ce lieu est connu de la jeunesse du monde entier, qui débarque en groupes, de bus garés en double-file, qui les déposent aux portes de l’auberge. Ils repartant parfois seuls ou en couple pour un voyage retour que l’on espère agréable. J’aimerais bien revivre ces moments de bonheur avec cette génération qui me rappelle ma jeunesse. Aujourd’hui je suis trop vieux pour les gestionnaires de cette auberge. Cruel rappel que la vieillesse commence à trente-cinq ans.