À mesure qu’avance l’après-midi l’ombre arrondie têtes ciselées des pins découpe en les mangeant les rochers rouges. Tu viens t’assoir presque à même le sol, sur une racine émergeant de la terre. Tu déposes un moment le poème que tu trimbales depuis le matin comme un cailloux coincé sous ta chaussure. Quand tu lèves les yeux, le ciel bouge dans les couronnes sombres ajourées. Tout est là. Le ciel, la mer. Toujours le même jazz de l’essentiel et de l’accessoire. Ton instinct d’insecte acrobate, aux prises avec la ligne d’irréel le long de laquelle ton monde n’a pas commencé d’exister. Tes rêves, cônes oblongs dont tu ne sais pas encore lesquels s’ouvriront dans la sécheresse de l’été et lesquels resteront fermés des années à venir jusqu’au moment d’agir. Tu voudrais rester la nuit, voir la crique en contre-bas s’évanouir, savoir si tu as du courage ou même un peu de constance. Guetter un départ de feu et attraper au collet le pyromane en toi.
Tu bois quelques gorgées d’eau fraiche à ta gourde en métal et la calles par terre en enfonçant un peu un coin du tapis d’épines. Tu défais tes lacets, enlèves tes chaussures, tes chaussettes. L’air chaud caresse tes chevilles. Tu écartes les orteils.
Vingt-cinq ans plus tard, à mille deux cents miles plus au nord, dans une autre vie, ton fils rentrera un soir peu avant l’heure du diner d’une journée en forêt. Il te dira comment Paula la louve leur aura appris à marcher pieds nus, comme les renards, le plus silencieusement possible, entre les aulnes, les bouleaux argentés. Ils se seront abrités de la pluie, auront fait cuire des pommes à un feu de camp et façonné des objets dans des bouts de bois en les brûlant avec la braise.
Mais pour le moment rien de tout ça n’existe. Tu n’es pas parti et n’as encore cramé aucun pont.