Année 65, les garçons s’appellent Michel, Jean, Patrick, Bernard, Philippe, Christian, Jean-Pierre ou Jean-Marc… lui, c’est Grégoire, Grégoire comme Gringoire – Gringoire, les paquets de biscottes – au choix, les paquets de biscottes ou le nom d’un pape ; l’appeler Greg, c’est trop tôt, l’idée ne vient à personne, et puis, dans les couloirs, dans la cour ou sur le stade, les garçons s’interpellent par leur nom ; on n’est pas très Munck de ce côté-ci, on est plutôt Garcia, Delvaux, Blanchet, Sanchez, Zanetti, Delannoy, Hammache, Vidal, Ricozzi, Zaïm… Munck, c’est court mais ça manque de souffle, les nasales ça reste au fond de la gorge. Premier jour, premier appel, Munck n’échappe pas à son Grégoire… Christian Duparre… présent ; Alain Marioni… présent ; Grégoire Munck… silence ; Grégoire Munck… Grégoire Munck ? la voix a monté d’un cran ; sur les chaises, on commence à se tortiller … Grégoire Munck ? au fond, ça pouffe ; un garçon tourne discrètement la tête en direction de la table d’à côté ; la voix suit le regard, c’est vous Grégoire Munck ?, tous les regards convergent ; Grégoire Munck, c’est une tignasse blanche en bataille, des yeux bleus comme personne, la tignasse dépasse toutes les têtes, le teint est clair, très clair mais pour le moins cramoisi – très cramoisi à cet instant précis, eh bien, répondez quand on vous appelle !, les yeux bleus crient au secours par les lèvres déjà entrouvertes, ça ne va pas ?! répondez ! La voix se fait enfin entendre, p… p… pr… p… pré… présent ! Eclat de rire général.
Le regard descend, un cordon orange remonte ; remonte l’escalier qui descend vers la cave (un ventre d’immeuble comme d’autres) ; le cordon passe la porte, une deuxième, puis le bitume rouge, serpente sur une trentaine de mètres encore ; à l’extrémité visible du cordon, une tondeuse et, arcbouté sur la tondeuse, le Père Tinchon – le Père Tinchon, une face rougeaude émaciée, un mégot froid aplati entre deux lèvres entrouvertes, léger dépôt blanc à chaque commissure ; avant même le cordon, la présence du Père Tinchon et de la tondeuse est toujours annoncée par un vrombissement entêté ; il fait beau, c’est jour de tonte, alors, le Père Tinchon tond, tond la pelouse interdite à tout le monde sauf à lui. On ne sait pas s’il dort ou mange le Père Tinchon mais il loge, il loge dans la loge, la loge qui donne sur le sable et les jeux et la pelouse interdite – interdite également aux ballons, ballons ne respectant guère la pelouse interdite ; alors, le Père Tinchon vocifère, hep, toi là-bas, la pelouse ! Le Père Tinchon est assermenté, il est le roi de sa pelouse.
Été 59. Les rues sont calmes, l’immeuble aussi, c’est l’après-midi. L’homme est de taille moyenne, plutôt massif, il porte un blouson et, sur le ventre, une gibecière ; la gibecière est en gros cuir, elle est bien remplie. Pour arriver à l’appartement, il a dû monter les six étages, il a chaud, il est essoufflé. Il sort des reçus, les pose sur la table, feuillette, en dégage un ; la femme se penche et lit ; la somme que l’homme va lui remettre doit être conforme à celle qui figure sur le reçu. De l’intérieur du blouson, il sort un large portefeuille gonflé de billets de banque, en extrait une fine liasse maintenue par une épingle, la dépose sur la table et compte à voix haute devant la femme – ce sont les allocations familiales du mois. La femme signe le reçu. Il dit, je suis assermenté, il ouvre son blouson, dégageant ainsi largement sur son flanc une arme de poing dans un étui. La femme recule d’un pas ; dans ses jupes, les deux enfants aussi. Entre cowboy et exhibitionniste, l’homme fait peur tout à coup.