Elle est malheureuse. D’un malheur pur comme un diamant, qu’elle taille depuis toujours avec application, jour après jour. Depuis le soir où, au bal de la place Noiseux, à Oran, un jeune homme lui a tendu la main et l’a entraînée sur le pavé dans une valse musette, puis une autre et une autre encore. C’est une belle fille, il est heureux. Il danse bien, elle est contente. Il la reconduit à sa table. Elle reprend sa place, sur la chaise à côté de sa mère. Qui n’a pas quitté les mains du fermoir de son sac posé sur ses genoux. – Tu as dansé longtemps avec ce garçon. Il a des intentions au moins ? Sous ses yeux soudain, l’image de sa vie déchirée, déchiquetée, jetée par la fenêtre, comme une copie hors sujet. Vidant d’un trait son verre d’agua limon, elle décide alors de consacrer sa vie au malheur. Quand il reviendra sur la place le dimanche suivant, quand il frappera à la porte chez sa mère pour l’emmener au Rex, quand ils iront manger une glace à la marine, quand ils iront au Cap Falcon avec toute la bande, quand ils se marieront, quand ils feront l’amour pour la première fois, quand elle accouchera de son premier enfant, puis du deuxième et du troisième, quand ils construiront leur maison, puis une deuxième : elle avait décidé qu’elle serait malheureuse et elle l’a été, consciencieusement, méticuleusement. Précieux trésor. Seule aujourd’hui, du fond de son Ehpad, elle l’est encore, peut-être un peu moins, mais jusqu’au bout, avec autant de soin, de zèle et de concentration. Et c’est lui, lui qui n’avait rien du prince charmant, qui était seulement amoureux, lui qui, au bal de la place Noiseux l’avait arrachée à ses rêves de jeune fille, c’est lui le coupable. Mais que lui a-t-il a fait ? Des enfants, coupables eux aussi.
Il est le dernier d’une fratrie de cinq. Le père est maréchal ferrant. Mythologie familiale. Pauvreté insouciante. Le gosse est doux et gentil. Mais il cogne à la récréation quand on le traite de sale juif. Après le certificat, il va aider son père. Plus tard, il est employé à relever les compteurs à gaz. Un jour, il va au bal de la place Noiseux. Il invite une fille à danser. C’est une belle fille. Dans sa jolie robe ceinturée, sa taille est fine. Il tombe fou d’elle. Il est releveur de compteurs, mais ce qu’il veut, c’est passer sa vie avec elle, avec cette belle fille à son bras. Six mois plus tard, ils se marient. Il est fier. Sur sa bleue, il sillonne la ville et relève les compteurs. Pour donner un coup de main aux collègues, il monte un syndicat. Quand il rentre le soir, affairée devant l’évier, elle ne se retourne pas. La nuit, elle le repousse. – Et toi, c’est quand que tu vas changer de catégorie ? Dans son quartier, à Maraval, il crée une cellule du parti. Avec les camarades, le dimanche, ils vont se baigner au Cap Falcon. Anisette, soubressade et tortilla. – Tes copains, ils sont tous comme toi, sans le sou. De loin, il la dévore. Tous les jours, il emmène et ramène la petite sur la bleue à Eckmülh, chez la belle-mère. Pendant les événements, des Arabes viennent aux réunions de cellule. C’est l’un d’eux qui les sauve quand ils quittent Oran en juillet 1962 mitraillette dans le dos. Sitôt en France, un bébé arrive. Elle reste alitée trois ans, finit par se lever, crie à longueur de journées. Lui, relève toujours les compteurs, ne parle plus, se met à cogner dru. La vaisselle vole. L’assiette saucée, les gosses s’éclipsent. Tous les jours son paquet de Gauloises, à chaque repas sa demi-bouteille de rouge. Ses artères se bouchent. Il meurt. Ça vaut mieux.
Elle est grosse. Grosse de ses couscous, de ses tafinas et de ses boulettes en sauce. Sa vie à faire à manger, et à manger. C’est pour ça qu’elle adore sa petite fille – parce que la petite reprend toujours trois fois de tout ; elle sait que ça fait plaisir à sa mamie ; alors elle retend son assiette. Sa petite fille, qu’est-ce qu’elle peut dire d’autre, elle l’adore, c’est son amour. Elle a eu trois enfants. De ce petit menuisier chétif. Lui, il fait des meubles miniatures pour la petite, les sardines grillées, la vinaigrette de la salade et les citrons confits. Pour le reste, c’est elle qui décide. Elle est contente, elle a marié la grande. Avec un garçon qui fait de la politique. Il est du côté des fellaghas. Ça lui apprendra, à sa fille, à danser avec le premier venu. Maintenant, c’est au tour de la deuxième. Le fils, dans l’armée, elle est tranquille. Ça tourne mal à Oran. Il faut partir. Sa fille lui demande de prendre la petite avec elle. Mais non, non. Elle l’adore, la petite, mais qu’est-ce qu’elle va en faire là-bas, à Roubaix. C’est là que le menuisier a trouvé un travail. Où c’est, Roubaix ? Ils s’en fichent. Ils partent. Elle ne revoit sa fille et la fillette que des années plus tard. La fille ne quitte pas son lit. Quand elle la revoit, la petite perd sa voix. Impossible de lui tirer un mot de tout le séjour. Le gendre ne desserre pas les dents. Et le bébé qui vient d’arriver n’arrête pas de hurler. Elle, elle est toujours aussi grosse. Plus tard, sa fille la fait venir dans sa ville. Quand elle n’arrive plus à faire ses couscous, ses tafinas et ses boulettes en sauce, la fille la met dans un Ehpad. Elle perd vingt-cinq kilos. La petite fille devient grande. Elle ne vient pas la voir. Quand elle meurt, elle ne va pas à l’enterrement.
impressionnant comme le « il/elle » deviennent des personnages comme si on faisait des portraits de pronoms…
C’est une de mes difficultés, que chaque pronom reste toujours clairement identifié.
Ces quelques portraits dessinent une vrai saga, c’est plein de vie, bravo.
Merci Laurent. Ils participent en effet à un projet mémoriel qui peine à se formaliser. Du fait, entre autres, que je n’ai aucun souvenir. Mais c’est un bon point de départ.