Les façons de dire deviendront des ruines cachées.
L’enfant au pantalon pied-de-poule dont l’écru est désormais jaune d’urine et qui dégoutte dans un fromage de tête du début des années soixante-dix ,même pas attendri par la circonstance.
Le collégien assis au second rang, à gauche quand on regarde depuis le bureau des professeurs, à la place tout contre l’allée, exposé donc au passage du prof de maths qui pince les tendons des épaules -la droite justement pour lui- et qui menace d’enfoncer des pointes de compas dans la chair.
Le cousin connu trop tard, au tronc de toutes façons pas assez imposant pour s’en faire un soutien quand les grandes gueules venaient vous casser la vôtre et qu’on disait quand même jusqu’au bout tout le mépris qu’on avait d’eux.
Le trou où n’ont même plus à pourrir -depuis le temps !- les habits enterrés à la hâte de la malheureuse dont le sein avait été rongé, à cette époque où aucune expérience de la saveur directe du crabe ne pouvait compenser le travail inébranlable des pinces qui rousèguent la chair.
Le tronc auquel n’ose même pas s’appuyer le jeune homme qui frissonne, de froid et d’excitation parce qu’elles vont peut-être venir et, enfin, lui dire ces secrets qu’il n’est pas capable d’aller chercher tout seul, ni au cœur du fourré, ni au fond de son pantalon.
L’homme encore jeune, accusé pourtant de faire de sa maison un musée et incapable -il le reconnaît bien lui-même- de vraiment la partager ,la maison, dont il connaît la moindre poignée de porte et les fenêtres pas assez peut-être.
L’homme célibataire, sans plus pouvoir dormir parce que la ceinture de cuir pendouille là, avec les cauris tellement bombés et tellement fendus et tellement satinés.
La collection où s’est perdu l’homme, qui pourrait faire voyager si l’on pouvait vraiment faire se mettre dans la bouche tous ses doigts à la fois, tatoués au préalable, chacun son écriture, chacun son alphabet.
La femme et la méfiance vis-à-vis de la barbe plus tout à fait noire mais qui l’a été, des lunettes trop noires pour abriter un regard honnête et de cette passion pour la montagne, trop bien affichée, qui cache sans doute qu’il s’agit d’une passion passée, que d’autre appétits depuis…
Le peuple insignifiant qui bourdonne pourtant, le peuple sur lequel on ne compte pas, le peuple ignoré se rabattant sur les senteurs de pauvre vanille, de soleil consenti d’en haut, le peuple qui bourdonne et ne pique pas.
La femme et le rappel des marques qu’elle a bien un jour faites puisque le parcours, c’est elle, que la mémoire des années de petite école avec salade dans le plat à barbe, c’est signé par elle, que le visage levé au moment de traverser le vestibule une dernière fois, c’est le sien.
Les voix et rien de plus à bruisser.
Les voix, les vies, les hommes, les femmes, les mochetés,les sévices oubliés, les maladies de la mort, les ratures de la bienveillance, les larmes et les rages ensevelies des souvenirs d’enfance ou de plus tard, tout remonte à la surface anonymement, ruines circulaires, l’oeil au milieu, supplice perpétuel et vain d’Abel à Caën. Abécédaire en désordre bulbonnant par endroits et peut-être bravade faute de mieux. Comme on serre les dents en écrivant…La littérature est un recycleur de visions perdues sous l’éboulis du temps qui pulvérise à gros gravats. Lisser n’est qu’un réflexe de pudeur ? J’aime la forme de votre texte, et l’approche silencieuse presque assourdie de votre regard sur le contenu.
« La littérature est un recycleur de visions perdues sous l’éboulis du temps qui pulvérise à gros gravats »
Ah, j’en ai mis du temps à réagir ! Et pourtant, dès la lecture de votre commentaire, j’ai été touché par l’attention prêtée à mon texte et tout ce que vous m’en disiez, à partir de vous. Mais la période est pour moi un peu haletante, j’ai tant bien que mal « traversé » les écritures des dernières propositions d’autobiographies# et décidé de mettre en pause pour vers un écrire/film#… Mais du coup, j’ai découvert votre propre engagement d’écriture à partir du #1, ce mélange de textes et d’images, que j’ai trouvé d’une part très élégant (pareil pour la première « entrevue » avec votre blog qui donne envie d’y revenir et de s’y attarder… quand j’aurai le temps… ça devient presque quand j’aurai le temps#…). J’ai été tout particulièrement touché par la mise directe en écriture de ce ressenti qui est aussi le mien : d’abord on se débat avec ce que nous propose François Bon, c’est pas facile, c’est presque douloureux et puis quand même, on se fait accompagner de choses qu’il y a en nous et autour de nous et on traverse… Je me suis senti en grande fraternité avec cela !
« les façons de dire deviendront des ruines… » » les voix et rien de plus à bruisser » « …que le visage levé au moment de traverser le vestibule une dernière fois, c’est le sien. »
Touchée par vos images…
Eh oui, il me vient des images qui s’effacent l’une, l’autre, comme on feuillette un album… La lecture d’Anna, un jeudi m’a montré qu’on pouvait faire se succéder les images en les enchaînant plutôt, comme une caméra m’a-t-il semblé. Fasciné qu’on puisse faire ainsi ! Différence constatée qui m’a donné une belle ouverture…