le père se tient le buste droit comme un i sur son Solex lui assis sur le porte-bagages à l’arrière l’adulte devant pédaler à la moindre montée l’enfant lui racontant sa journée d’école l’autre pestant parce qu’il ne fait que bouger lui immobile
il a un petite moustache à la Errol Flynn, un débardeur blanc avec écrit dessus Cachaça à la façon de Coca-Cola, un short vert, des tongs et pourtant il lui a plu
il a écrit son prénom au crayon sur son cahier de solfège et Nina l’a lu, puis elle lui a souri
il vole avec l’incroyable impression de goûter une liberté inconnue, les montagnes tout autour le saluent et l’air d’été joue avec lui comme un chat avec un bouchon lors de ce vol de parapente seul face à l’immensité du monde
il le regarde en ce moment même avec ses yeux de chiot comme pour lui dire qu’il n’a pas besoin de chercher très loin les traces de ses souvenirs
à une vingtaine de mètres sous l’eau il se laisse bercer par le courant marin et par l’absence d’apesanteur, un couple de saint-pierre dévoilent leurs rondeurs en tournant lentement sur eux-mêmes, un mérou joue à cache-cache derrière un rocher, les longues feuilles de la posidonie l’invitent à leur bal hypnotique
il s’est assoupi et la voiture a quitté la route pour rejoindre le fossé et s’est retournée et il est hébété et il a cette peur rétro-active de se dire qu’ils auraient pu mourir sa fille et lui et cette vision l’a longtemps poursuivi dans ses cauchemars
il ferme le livre et les effets hypnotiques de la lecture l’inondent de leur chaleur
l’odeur sucrée de la pâte de coings emplit la maison et les grandes plaques de matière orange découpées en bâtonnets et saupoudrées de sucre laissent présager des retours d’école souriants
il a dix ans, il veut devenir pompier mais il trouve que son prénom est nul
allongé sur la plage la tête dans le ciel, il regarde les fusées éclater dans un bal d’étincelles et de feux multicolores qui n’ont rien d’artifices
il arbore la fierté d’être un enfant heureux en regardant le défilé de soldats fiers d’en être eux-aussi et son père est fier de lui et les gens autour sont tous fiers
la partie du corps de la femme qu’il ne se lasse pas d’admirer est son dos, il y vit des sensations de vertige
le samedi après-midi, sa grand-mère tient à regarder le match du Tournoi des V Nations à la télé non pas qu’elle aime le rugby mais parce qu’elle n’aime pas les Anglais
les draps de soie de cet hôtel à Hong-Kong le plongent dans une suavité exagérée
les draps en nylon de cette auberge en Écosse font passer ses pieds pour des râpes à fromage et le renvoient à une rusticité énergisante
les lourds draps de coton de Bargemon sentent l’humidité et l’esprit de famille
mon tailleur est riche disait le première leçon de la méthode Assimil pour apprendre l’anglais sans peine
sa peau douce a le goût de toutes les choses qu’il nous reste à vivre
il a vingt ans et il veut ouvrir toutes les portes
le solo de basse de Jaco Pastorious dans Black Market fait vibrer les vitres et le fait entrer en transe ce samedi soir allongé seul sur le lit de sa chambre universitaire
Les ruelles étroites des souks de la médina de Fès libèrent l’odeur aigre du cuir, la fragrance sucrée des épices et le parfum du cade qui s’échappe des sculptures dentelées
la cheminée, plus utilisée depuis des lustres, était fissurée sur le plancher du foyer et lorsque les cendres incandescentes se sont engouffrées dans ces interstices pour atteindre la poutre en dessous, le feu a signé son acte de naissance avant de détruire la bibliothèque de son père qu’il a vu pleurer pour la première fois
il a du mal à trouver les mots pour expliquer tout ce que la musique de Frank Zappa lui dit
ils sont sur la terrasse du débarcadère du téléphérique en haut de l’aiguille du Midi, il a vu cet alpiniste aux traits tirés apparaître derrière la rambarde qu’il enjambe lentement pour se retrouver au milieu des poussettes criardes et des mamies avec leur glace et il a honte
sa Triumph Bonneville se balance d’un côté et de l’autre pour suivre la route sinueuse de montagne et il se dit que tracer une route comme celle-là devait ressembler à composer une symphonie toute en rythme
il a tapé le mur en pierre avec son poing pour seule expression de sa colère et la douleur qui était tapie au fond de lui irradie maintenant dans ses phalanges ensanglantées
sur le rameur de sa lutte contre les années, il transpire les gouttes de sa vieillesse, nostalgique du temps où, lorsqu’il ramait, il allait quelque part
le mélange de rose et de bleu qui apparaît dans le ciel juste avant le coucher du soleil n’est pas de très bon goût
il a trente ans et il veut être père
les rendez-vous avec la chorale que ses collègues abandonnent peu à peu se sont transformés en cours particuliers jusqu’à disparaître définitivement
Where is my hat ? questionnait la deuxième leçon de la méthode Assimil pour apprendre l’anglais sans peine
ils ont passé plusieurs samedis après-midi à réparer la vieille Flandria trouvée dans une décharge et ils ont été récompensés en s’offrant chacun leur tour une petite virée dans le parc voisin avant que la vieille guimbarde ne coule une bielle
il se serait appelé Catherine s’il avait été une fille mais selon toute vraisemblance il n’aurait pas été lui
the rocky horror picture show qu’il a vu dans une petite salle d’un ciné de Greenwich village avec ses spectateurs-acteurs a été pour lui une illumination
quelques jours avant les épreuves écrites du CAPES, il est allé voir Délivrance de John Boorman avec son pote Aldo et ils n’ont plus ouvert la bouche de la fin du film jusqu’au retour à la cité universitaire
sa table de chevet déborde de piles de livres qu’il n’a pas lus mais qui demeurent là en transition car avant de se plonger dans leurs pages, ils doivent s’imprégner de l’air qu’il respire
lorsque Charlton Heston en Moïse demande à ses ouailles de suivre son bâââââton, il ne peut pas s’empêcher de rire
il a plongé depuis un promontoire dans une rivière en Corse et a frôlé un rocher qui était à fleur de la surface en entrant dans l’eau et puis il est allé boire des bières avec l’envie de se saouler
il a quarante ans et il trouve la vie longue et passable
il raconte l’histoire de Baléno la petite baleine qu’il invente phrase après phrase, elle l’écoute avec de grands yeux, elle le regarde avec de grandes oreilles et ils ne veulent pas s’endormir
devant les remontrances de son rédacteur en chef qui se plaint de la longueur de son article, il lui répond qu’il n’a pas eu le temps de faire court
le mardi 16 octobre 2010 à 15h35mn, il buvait un thé devant les plantations de Bois Chéri sur l’Île Maurice et il se demandait s’il pourrait vivre à cet endroit
lors de son premier accident de moto, il a glissé sur la chaussée jusqu’à s’arrêter sous une voiture en stationnement
le dimanche de Pâques, sa mère prépare un civet de lapin qu’elle porte au boulanger pour qu’il finisse de le faire cuire dans une pâte feuilletée et ils appellent ça la tourte
il jongle avec des boules de pétanque parce qu’il n’y a rien de mieux pour aiguiser sa concentration
poule vorde est incroyablement intelligente, poule pocket est dramatiquement conne, poule naref porte ses plumes comme une mise en plis et poule danse ne veut jamais aller se coucher
son premier souvenir de film au cinéma, c’est le monde du silence de Cousteau
les portes de la ferme s’ouvrent simultanément en haut et en bas tandis que le générique des aventures de Saturnin le petit canard résonne dans la télé en noir et blanc
il a cinquante ans, il a fait le tour des boulots qu’il a exercés et il cherche encore quelle voie prendre
il regarde le premier film réalisé par son fils et se demande d’où cette violence a-t-elle bien pu sortir
il mange des Batna, il adore les Batna et il se dit que c’est tellement bon, les Batna, qu’il pourrait en manger toute sa vie
il est pris d’une quinte de toux à la terrasse d’un bar et le patron le vire comme un malpropre le croyant malade sans le sou et il ne peut pas répondre et tout le monde le regarde et il passe pour un clodo et il veut défendre sa dignité et il n’y arrive pas
il se réveille dans la peau d’un autre et il écrit cette histoire dans un roman qu’aucun éditeur ne trouve digne d’être publiée
la poire est sans doute le plus suave des fruits, son jus glisse dans la gorge en libérant les papilles de leurs chaînes jusqu’à perler à la commissure des lèvres
il adore chanter à tue-tête le Mexico de Luis Mariano et dans la voiture, sa femme et ses enfants hurlent à la mort comme des coyotes sur le point d’être égorgés
en pleine discussion avec Corto Maltese, ce rêve récurrent n’a jamais de fin car il a toujours quelque chose à lui dire
un jour à la Comédie Française pour voir du Marivaux, il s’est dit qu’il ne sera jamais comédien
un soir d’été, alors qu’il n’avait pas sommeil, il a compté vingt-huit étoiles filantes et puis il est allé se coucher et il a rêvé que chacune de ces étoiles avait une histoire à lui raconter, alors il a pris un stylo et elles ont raconté
il aura peut-être cent ans un jour et il se dira alors que tout ça doit disparaître
cette troisième personne qui ouvre la plupart des images..(Il comme personnage à naitre?) …: « il se serait appelé Catherine s’il avait été une fille mais selon toute vraisemblance il n’aurait pas été lui »
« sa table de chevet déborde de piles de livres qu’il n’a pas lus mais qui demeurent là en transition car avant de se plonger dans leurs pages, ils doivent s’imprégner de l’air qu’il respire » (deux phrases qui me plaisent beaucoup )
Ce « il », en début d’écriture était un « je ». Et puis, je me suis rappelé l’impératif de François : « ni je, ni moi ». Alors, j’ai un peu triché en le transformant en « il ». Mais tu as raison, ce pourrait être un personnage à naître. Merci Nathalie.
j’ai parcouru plusieurs fois tes soixante fragments, à chaque fois j’ai découvert de nouveaux éléments, comme des couches qui se dévoilent progressivement
tant de choses dites ou non dites
le il qui revient régulièrement donne une continuité (vais-je l’utiliser aussi ou vais je laisser un certain désordre s’installer ? je ne sais pas encore)
C’est drôle ce que tu dis, j’ai également eu ce sentiment de couches superposées en l’écrivant sans qu’il y ait de réels rapports entre les fragments à part ce « il », comme des couches de peintures disparates. Je crois qu’il y a effectivement un air de non-dits qui plane. Ça mérite d’être creusé. Merci pour tes sensations.
Il y a peut-être des non-dits, mais ce qui est dit est très bien dit. J’ai d’abord lu ton texte du début jusqu’à la fin, puis de la fin jusqu’au début et c’est comme si je lisais un texte complètement nouveau !
Merci Helena de tes lectures. Ce que je trouve intéressant dans cette proposition c’est de goûter aux blancs qui se trouvent entre les fragments, ces sauts de ligne qui nous emmènent d’une image à l’autre. On ouvre des portes qu’on laisse ouvertes et, au final, ça fait un lieu avec plein de portes ouvertes où le vent souffle. C’est comme ça que je l’ai ressenti en l’écrivant mais aussi en lisant les autres propositions.